Guerre en Ukraine

Arrêtons de parler de l’OTAN à la troisième personne

Quand j’ai été muté au quartier général de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) à Bruxelles en 2005, j’avais été intrigué par le « ANIMUS IN CONSULENDO LIBER » affiché en grosses lettres sur le mur de la salle de conférence principale. La meilleure traduction trouvée m’avait donné « L’esprit libre dans la consultation ».

Je travaillais alors en appui à la présidence canadienne du Comité militaire qui était assurée par le général Ray Henault, ancien chef d’état-major des Forces canadiennes. Très rapidement, j’ai constaté à quel point pratiquement toutes les activités militaires internationales des Forces armées canadiennes (FAC) dépendaient de cette « liberté », toutefois fortement influencée par un processus de consultation auquel j’allais participer pendant trois ans.

Ces années-là étaient celles de notre longue et intense participation à la campagne d’Afghanistan alors que notre alliance accueillait une demi-douzaine de nouveaux États membres issus de la dissolution de l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques), dont les trois pays baltes. L’émotion et la fébrilité des officiers supérieurs de ces pays étaient palpables et ces derniers ne cachaient point leur joie et leur fierté de se joindre à l’OTAN.

Ces sentiments faisaient grandement contraste avec l’inquiétude des généraux ukrainiens que nous avions rencontrés à Kyiv en préparation du Sommet de Bucarest où l’Alliance avait accepté le plan d’action pour l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine. Déjà, les Ukrainiens nous confiaient, à micros fermés, leur inquiétude d’avoir à faire face un jour à une invasion russe.

Ce jour est survenu en 2014 dans le Donbass, mais, de façon plus dramatique, le 24 février dernier. J’ai eu depuis une vingtaine d’interviews médiatiques pour commenter la situation en Ukraine. Comme plusieurs autres analystes, je considère que l’opposition grandissante à Poutine en Russie est tout aussi importante, sinon plus, que les actions cinétiques dans cette Ukraine meurtrie, du moins en termes de dénouement de la plus grande crise européenne depuis la Seconde Guerre mondiale. À quelques reprises, j’ai utilisé une tournure de phrase utilisant le « point de bascule de notre tolérance à l’horreur » ou des mots à cet effet pour qualifier le facteur central des consultations au sein de notre alliance. Quand la ministre Mélanie Joly, en arrivant au siège de l’OTAN, a dit aux journalistes que « tout était sur la table », il était évident qu’elle faisait référence à la possibilité de l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine. Après la réunion, le secrétaire général, Jens Stoltenberg, a été clair que cette option avait été rejetée, car « la seule façon de mettre en œuvre une zone d’exclusion aérienne est d’envoyer des avions de chasse de l’OTAN dans l’espace aérien de l’Ukraine, puis d’abattre des avions russes pour la faire respecter ». Cela mènerait évidemment directement à une guerre entre l’OTAN et la Russie et il n’est pas surprenant, à ce point-ci de la guerre en Ukraine, que l’on n’ait pas pu obtenir le consensus sur une telle mesure.

Beaucoup de gens ne comprennent pas comment les décisions sont prises au sein de notre alliance. Celles-ci reposent sur le « consensus », un mot que je mets entre guillemets, car son sens à Bruxelles est bien différent du sens habituel de consentement de la majorité ou du plus grand nombre. En d’autres mots, cela signifie qu’il n’y a pas de procédure de vote à l’OTAN. Pendant cette mutation qui a marqué à jamais ma vision d’officier militaire, j’ai assisté au processus tortueux, mais nécessaire où les consultations se poursuivent jusqu’au moment où se dégage une décision acceptable par tous. Parfois, les pays membres décident de ne pas s’accorder sur une question et, sans disposer de sources classifiées, c’est certainement ce qui s’est passé s’il y a effectivement eu une discussion sur la possibilité de l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine. N’importe quel pays, que ce soit l’Islande ou la Macédoine du Nord, n’avait qu’à s’opposer à la proposition et la demande du président Volodymyr Zelensky devait être aussitôt rejetée.

Il existe toute une série d’évènements possibles qui pourraient amener l’OTAN à devenir partie belligérante du conflit russo-ukrainien. Que ce soit l’envoi massif d’armements aux Ukrainiens, l’appui en renseignement humain ou électronique, le risque de confrontation navale avec le blocage turc des Dardanelles et du détroit de Bosphore, ou même un cas de dérapage cybernétique.

Notre alliance est au bord d’un précipice dont la profondeur pourrait révéler la terreur nucléaire, jusqu’au risque de la destruction mutuelle assurée, l’acronyme le plus criant de vérité qui soit, la MAD (mutual assured destruction).

Cela m’amène à l’homme au centre de la folie meurtrière dont nous sommes tous témoins depuis cette soirée fatidique où l’on a dû donner raison au renseignement américain qui avait annoncé l’invasion. En 2008, j’étais dans la grande salle du palais du Parlement de Roumanie alors que nous accueillions Vladimir Poutine avec trompettes et tapis rouge. Cela ne l’empêcha pas de s’opposer plutôt brutalement aux plans de notre alliance de déployer des missiles défensifs en Pologne et en Tchéquie. Dans le même discours, il s’était opposé avec encore plus de ferveur à la candidature de la Géorgie et de l’Ukraine, et je crois qu’il avait déjà en tête les cruelles campagnes qu’il allait mener contre leur accession à l’OTAN. Comment alors jauger les chances que cet autocrate, qui a su balayer toute forme d’opposition politique, fasse preuve de retenue dans son utilisation des codes nucléaires de l’arsenal russe ?

L’opposition à Poutine, à laquelle j’ai déjà fait référence, peut s’exprimer par au moins deux vecteurs. Premièrement, il y a celui de la possibilité d’un soulèvement des masses, à la lumière des dizaines de milliers d’arrestations qui ont eu lieu dans la Fédération de Russie. Deuxièmement, des oligarques, issus d’une dictature que Chrystia Freeland décrivait récemment comme une « kleptocratie déchue », pourraient tenter de s’en prendre au leadership d’un Poutine affaibli, coincé dans une guerre qui tourne mal pour lui. Dans cette perspective, si certains analystes pourraient penser que la mégalomanie ou la sociopathie de l’homme fort du Kremlin pourrait en faire un être suicidaire, certains richissimes oligarques autour de lui ne le sont certainement pas et seront prêts à tout pour ne pas se diriger vers la MAD.

Je vous ramène au titre que j’ai choisi pour cet article. Nous, Canadiennes et Canadiens, sommes plus que jamais dépendants du processus décisionnel de notre Alliance. Commençons donc à nous rendre compte que c’est NOTRE perception, à chacun d’entre NOUS, qui alimentera les décisions fondamentales que NOS représentants politiques et militaires prendront à Bruxelles ou par vidéoconférences. Je ne peux m’empêcher de penser que l’humanité, si elle veut survivre sur cette planète, aura bientôt à réfléchir à la façon de faire en sorte qu’un homme, un seul homme sans garde-fou autour de lui, ne puisse à jamais se retrouver à tenir le sort de notre monde au bout de ses doigts.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.