Chronique 

La « business » de la culture

Quand les révélations sur ses comportements ont forcé Gilbert Rozon à se retirer de l’entreprise qu’il a fondée, Juste pour rire, et à annoncer qu’il vendrait ses actions dans la compagnie, il y a une réaction qui m’a fait tiquer, celle de l’humoriste Martin Petit. « Pour moi, cette entreprise vaut 1 dollar, a-t-il lancé. Du moment que les humoristes décident de ne pas faire partie de cette entreprise-là, cette entreprise n’existe pas. »

Il manquait un gros morceau. Il est vrai qu’on ne peut pas faire un festival de l’humour sans humoristes, mais il n’y aurait jamais eu autant d’humoristes au Québec et tant de succès pour ceux-ci s’il n’y avait pas un écosystème pour les soutenir, des gens pour développer un réseau, créer des événements, donner un essor à cette forme de divertissement.

Cette réaction reflétait, à mon avis, la difficulté que l’on a au Québec à reconnaître l’importance de la contribution économique en culture. 

Dans ce cas-ci avec Juste pour rire. Mais c’est aussi vrai pour le grand géant des festivals, le groupe Spectra qui, lui, n’est pas ébranlé par un scandale et qui fête plutôt ses 40 ans d’existence, comme on a pu le voir jeudi dans le cahier Xtra Spectra publié dans La Presse+.

En fait, ce dont il s’agit, c’est de la place de l’esprit entrepreneurial en culture, ceux qui prennent des risques, qui ont des projets, qui créent des outils permettant à la culture de s’exprimer et de s’épanouir. On ne sait pas trop quoi faire avec ces entrepreneurs, qui ont un pied dans le monde de la culture, et l’autre dans le monde des affaires.

Pourtant, il y a toujours eu, dans bien des formes d’expression culturelle, un rôle pour ceux qui font, d’une façon ou d’une autre, du développement. Des éditeurs sans qui des auteurs n’auraient pas pu se révéler ou sans qui des textes n’auraient jamais été publiés, des galeristes qui ont encouragé et soutenu des artistes, des producteurs grâce à qui des films n’auraient jamais vu le jour.

Cette fonction entrepreneuriale a été poussée encore plus loin avec ceux qui ont développé, au Québec, des concepts de festivals – Alain Simard et André Ménard avec le Festival international de jazz, ensuite les FrancoFolies, Gilbert Rozon, maintenant déchu, avec Juste pour rire, sans compter le Festival d’été à Québec, et les nouveaux venus, comme Osheaga, Igloofest, Picnik Electronic. Une bonne partie des membres du REMI, le regroupement des événements majeurs internationaux, viennent du monde de la culture. Le qualificatif de bâtisseur, qu’on utilise dans d’autres domaines, s’applique aussi à eux.

Ce sont des exemples de projets où l’on a créé de toutes pièces des rendez-vous qui n’existaient pas. Des projets assez durables pour transformer l’ADN québécois. 

Plus que l’image, c’est la personnalité de Montréal et la vie urbaine qui ont été changées par ces festivals, par la place importante des spectacles gratuits, une influence assez grande pour mener à une transformation physique avec le Quartier des spectacles. La vie de Québec est également colorée par son festival d’été.

Et c’est là que ça devient encore plus compliqué si l’on s’attache à une conception plus classique de la culture. Parce que ces événements jouent à la fois sur le terrain de la culture et celui du tourisme. Les grands festivals ont en effet des retombées économiques importantes, que l’on mesure mieux depuis que Québec impose un cadre conceptuel clair — les dépenses des gens de l’extérieur qui se sont déplacés principalement pour ça.

On sait que le plus gros événement à Montréal, c’est le Grand Prix de Formule 1, avec des retombées de 42,4 millions. Ce qu’on sait moins, c’est que le Festival de jazz, selon une étude de KPMG, arrive presque ex æquo, avec 39,1 millions, tout en étant plus rentable pour l’État parce que le jazz est pas mal moins subventionné que la F1.

Personnellement, je dirais que les retombées économiques des festivals sont encore plus intéressantes, parce que si la F1 procure une visibilité à Montréal, l’événement ne laisse pas grand-chose une fois que les écuries partent pour une autre ville. 

Les festivals culturels, par contre, ont des effets structurants qui permettent le développement d’un savoir-faire, la naissance d’entreprises liées au monde du spectacle, qui soutient la vie culturelle tout au long de l’année.

Ce qui me ramène à Juste pour rire, qui est bien plus que les spectacles de l’été. Cela m’avait frappé, lors d’un voyage en Birmanie quand, dans un vol intérieur entre Rangoon et Bagan, ce qu’il y avait sur les petits écrans de l’appareil, à l’autre bout du monde, c’étaient des sketches de caméras cachées avec de faux policiers de la SQ, gracieuseté de Juste pour rire. Les humoristes peuvent certainement lancer un autre festival de l’humour. Mais ils ne peuvent pas remplacer l’entreprise, avec sa dynamique entrepreneuriale, notamment son volet anglophone, Just for laughs, qui joue un rôle de plaque tournante.

Voilà aussi pourquoi il faut surveiller de près la vente de cet empire, parce que la culture, c’est pas mal plus identitaire que le poulet rôti.

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