Donald Trump, George Soros et les démons antisémites
La scène se passe vendredi dernier lors d’une rencontre entre Donald Trump et un groupe de partisans, à la Maison-Blanche. L’évènement suit de près l’arrestation de Cesar Sayoc, l’homme accusé d’avoir tenu tout le pays en haleine en distribuant des colis piégés pendant la semaine qui a précédé.
Parmi ses 13 cibles figurait le financier et philanthrope américain George Soros.
Après avoir dénoncé la série d’envois d’explosifs, le président Trump décide de diriger ses foudres contre ceux qu’il désigne comme des « mondialistes », mot qu’il prononce en faisant longuement siffler le « s » final.
Immédiatement, ses partisans se mettent à crier « George Soros ». Puis : « Enfermez-le ! »
Que fait alors le président des États-Unis devant ses supporters qui appellent à l’arrestation d’un homme qui vient tout juste d’être la cible d’une attaque à la bombe ?
Il sourit avec complaisance avant de répéter : « Enfermez-le… »
Cette scène est révélatrice de l’intensité de la haine que suscite le milliardaire, qui était jusqu’à il y a peu inconnu du grand public. Une haine qui s’abreuve au traditionnel rejet des élites financières, mais qui recèle aussi un bon fond d’antisémitisme.
Car George Soros est juif. Né en 1930 en Hongrie, le jeune György Schwartz échappe miraculeusement aux déportations massives de Juifs hongrois, dont près d’un demi-million mourront à Auschwitz. Sauvé par un fonctionnaire qui l’a fait passer pour son filleul, le jeune György fuit la Hongrie communiste deux ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Diplômé de la London School of Economics, il finira par émigrer aux États-Unis au milieu des années 50. Il s’impose rapidement comme un investisseur surdoué de Wall Street. Parallèlement à sa carrière de financier, il fonde un organisme de promotion de la démocratie, qu’il appelle la Fondation Open Society, ou OSF.
Après la chute du mur de Berlin, l’organisme devient un outil de démocratisation dans plusieurs anciens pays du bloc soviétique. Il soutient entre autres des « révolutions de couleur » en Ukraine, en Géorgie et en Serbie. Aujourd’hui, Open Society est le deuxième organisme philanthropique en importance du monde, après la fondation de Bill et Melinda Gates. Au fil des ans, il a soutenu les combats des personnes LGBT, s’est prononcé en faveur de l’aide médicale à mourir, de l’accès à l’avortement, de la dépénalisation des drogues et de l’accueil des immigrants.
George Soros est aussi un généreux donateur du Parti démocrate.
Déchaînement d’hostilité
L’homme n’est pas parfait. Au début des années 2000, il a été condamné pour un délit d’initié. Certaines des « révolutions de couleur » soutenues par Open Society ont abouti à des résultats décevants, particulièrement en Ukraine.
Mais rien dans le bilan de cet homme de 88 ans ne justifie le déchaînement d’hostilité qu’il suscite dans les milieux d’extrême droite, autant aux États-Unis qu’en Europe.
Ainsi, Frank Gaffney, président du Centre américain pour la politique de sécurité, un institut de recherche néoconservateur, s’est récemment demandé si « Soros était l’Antéchrist ou seulement son bras droit ».
Le président Trump l’a accusé de financer les manifestants qui protestaient contre son candidat, Brett Kavanaugh, au poste de juge à la Cour suprême. Il lui attribue aussi le financement de la caravane de migrants qui ont fui le Honduras pour tenter de rejoindre les États-Unis.
Sur les réseaux sociaux de ce qu’on appelle la « fachosphère », Soros a été accusé d’avoir fomenté les émeutes de Charlottesville, d’avoir planifié « l’islamisation de l’Europe », d’avoir contribué à propager la fièvre Ebola et même… d’être en réalité un ancien nazi.
Aux yeux du dirigeant hongrois Viktor Orbán, qui a entraîné son pays dans un virage abrupt vers la droite autoritaire, George Soros représente « l’ennemi public numéro 1. » Le régime Orbán le dénonce dans une campagne de publicité haineuse d’une intensité telle qu’OSF a dû quitter Budapest, après avoir investi 400 millions dans ce pays. L’ironie de l’histoire, c’est qu’à l’époque où il était un dissident anticommuniste, Orbán a pu étudier à l’étranger grâce à une bourse d’Open Society !
Stéréotypes antisémites
En arrière-plan de cette campagne de haine se profilent de bons vieux stéréotypes antisémites.
« J’y vois un retour de la classique thèse du complot juif mondial, et le personnage de George Soros cristallise ce fantasme. »
— Rudy Reichstadt, fondateur du site Conspiracy Watch, consacré aux thèses complotistes
Ce nouvel antisémitisme ne s’affiche pas comme tel, mais utilise un vocabulaire codé, constate Rudy Reichstadt.
« En disant le mot “mondialiste”, certains auteurs font référence au projet d’un nouvel ordre mondial. Pour eux, il est évident que le phénomène a des racines juives. »
Ces théories du complot sont accompagnées, sur Twitter, par des images où l’on voit Soros en marionnettiste manipulant des politiciens démocrates, ou encore où on l’associe à des images de pieuvre ou à d’autres clichés antisémites.
Cesar Sayoc, l’homme accusé dans la foulée de l’épidémie de colis piégés, avait publié sur son compte Twitter une image alliant la photo de George Soros avec l’image d’une ménorah, le chandelier traditionnel juif.
Les relents d’antisémitisme ne sont pas réservés aux cercles extrémistes. « Dans le discours conservateur dominant, le milliardaire juif hongrois, survivant de l’Holocauste et philanthrope George Soros est souvent décrit comme la force occulte derrière les causes progressistes et libérales », constate la Ligue anti-diffamation dans une étude sur les nouvelles formes d’antisémitisme aux États-Unis.
La Ligue y constate aussi que le mot « mondialiste » a surgi en 2017 comme un slogan antisémite. « Même si le mot n’est pas antisémite en soi, il est souvent utilisé comme un terme péjoratif désignant les gens dont les intérêts dans le commerce international causent un manque de loyauté envers le pays où ils habitent », poursuit l’analyse.
C’est le même reproche que faisaient les nazis aux juifs en les désignant comme des « cosmopolites… ».
« L’ironie de l’histoire, c’est qu’en créant la Fondation Open Society, George Soros espérait contribuer à l’avènement d’une société où la propagation de théories complotistes antisémites serait impossible », souligne Rudy Reichstadt.
Il en est maintenant l’une des principales cibles et victimes.