Chronique

L’usager résiduel

Pincez-moi, quelqu’un…

Un demi-trottoir ? Denis Coderre a vraiment décidé d’aménager sur la rue Brébeuf un demi-trottoir ?

Ah, c’est sûr, c’est mieux qu’un quart de trottoir. C’est mieux qu’une bordure de béton. C’est mieux que rien du tout, ce qui était le plan initial de l’administration, rappelons-le.

Le maire a bloqué le projet de Luc Ferrandez, qui consistait à faire disparaître du stationnement, puis il a imposé ses vues, qui consistaient à faire disparaître le trottoir. Soit pour écouter les commerçants du Petit Laurier, soit pour embêter le chef de la « milice radicale », pas clair…

Résultat : il a ordonné le maintien des places de stationnement et de la piste cyclable… mais sans prévoir le moindre centimètre pour ceux qui vont à pied !

Puis, après réactions, il s’est dit que tout de même, il fallait bien leur donner un petit quelque chose. Donc il leur a donné un petit trottoir.

Ce serait original si ce n’était si triste. Ce serait anecdotique si ce n’était aussi évocateur.

Montréal n’est tout simplement pas pensé en fonction du piéton. C’est ce que confirme le semblant de trottoir de la rue Brébeuf. C’est ce que prouve ce triste record qu’affiche Montréal : à peine la moitié des intersections munies de feux de circulation sont dotées de feux pour piétons.

De loin le pire bilan des grandes villes du Canada et des États-Unis. De loin !

Et on ne parle pas d’intersections obscures, dans le fond de quartiers industriels. Non. L’absence de feux piétons touche bon nombre d’artères parmi les plus achalandées et à risque. Beaucoup ont même été la scène d’accidents graves, sans que rien change par la suite.

Pas sorcier, les piétons sont quantité négligeable. Ce sont les usagers résiduels de la voie publique. Ceux à qui on ne pense pas parce qu’ils ne font pas de bruit, ceux qu’on ne défend pas assez souvent (mea culpa !), ceux qui n’étaient pas organisés et représentés jusqu’à tout récemment, avec cette heureuse création de l’organisme Piétons Québec. Enfin !

Car, disons-le, on n’aurait jamais pensé aménager une demi-rue. On n’aurait même pas pensé faire une demi-piste cyclable. Mais un demi-trottoir, ça ne fait rien, car aucun groupe ne s’en plaindra.

Tout le monde est piéton, donc personne ne s’identifie comme piéton.

Et donc, quand le gouvernement a organisé des consultations en vue de la révision du Code de la route, tout le monde était présent autour de la table. Sauf le piéton, bien sûr.

Qu’on ne vienne pas ensuite se plaindre de son indiscipline en ville. Qu’on ne s’étonne pas qu’il traverse n’importe où quand il n’a nulle part où traverser. Qu’on ne s’étonne pas qu’il se retrouve là où on ne l’attend pas quand on aménage un trottoir trop étroit pour une poussette.

Ce n’est pas un problème de comportement, bien souvent, mais un problème d’aménagement.

On ne donne pas de place au piéton, donc il prend sa place. Les espaces aménagés sont rares, donc il se faufile. Les configurations sont inadéquates, donc il adopte une conduite inadéquate.

Inutile de mener des « opérations tickets », le piéton n’est pas coupable d’être délinquant, il n’a pas le choix de l’être, bien souvent.

Avouez que quand on visite Toronto et Vancouver, on est toujours frappé de voir à quel point les piétons sont civilisés. Mais plutôt que de se pâmer sur leur comportement, peut-être qu’on devrait s’attarder à l’aménagement… qui permet à cette civilité de s’exprimer.

Partout dans la Ville Reine, en effet, vous retrouvez des passages piétons. Ils sont toujours bien situés, très visibles sous de grosses boîtes lumineuses perchées dans les airs. Ils se trouvent souvent entre deux intersections, ce qui vous évite de marcher 50 mètres pour respecter la loi.

À Vancouver, vous avez des saillies de trottoirs, des aménagements piétons larges et généreux, des ronds-points qui font la part belle au bipède.

Ici, les choses changent tranquillement depuis quelques années, c’est vrai. Mais on a encore trop d’intersections où le marquage au sol est déficient. On a des trottoirs souvent déficients, voire inexistants. On a des temps de traverse trop courts pour les enfants et les aînés. On a peu d’aménagements destinés spécifiquement aux piétons. On a un nombre record d’intersections sans feux piétons.

Et on a maintenant un demi-trottoir. Oui.

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