Critique

Tour de force

Elle nage

Marianne Apostolides

Traduit par Madeleine Stratford

La Peuplade, 119 pages

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La Peuplade avait publié il y a deux ans Voluptés de la même auteure, des récits personnels à forte tendance fictionnelle. La maison d’édition revient à la source de cette écriture singulière et brillante en publiant le tout premier roman de Marianne Apostolides, Elle nage. Nous les en remercions tant il s’agit là d’un petit livre magistral.

Avant cette première incursion dans le genre romanesque, l’écrivaine de Toronto avait lancé une bouteille à la mer avec Inner Hunger, le récit de ses troubles anorexiques. Son roman survole aussi cette thématique, mais Elle nage s’attarde surtout à la fin du mariage et aux souvenirs de la narratrice.

Au passage, elle évoque sa relation avec sa fille, ses études en littérature et son aventure avec un professeur, ses souvenirs familiaux, dont la relation avec son père. Elle retourne aux sources du langage, cite Kristeva, Lacan et les poètes américaines Laynie Browne et Lyn Hejinian.

Résumé ainsi, le livre pourrait prendre des airs de fouillis indescriptible. Pourtant non. Le tour de force est là, page après page, mot après mot.

Tout se passe dans la tête de la narratrice Kat qui nage dans une piscine en Grèce, pays de ses ancêtres. Elle décide de faire 39 longueurs, une pour chaque année de sa vie, tout en tentant de démêler les fils de sa vie, évoqués plus haut, et trouver une fin à son mariage.

En faisant un usage fort pertinent de la ponctuation et en liant habilement les sentiments de Kat à ses souvenirs d’enfant ou d’adulte et à sa respiration de nageuse, Apostolides construit un récit compact, mais ô combien riche en réflexions diverses. 

Chaque mot est choisi avec soin pour sa signification première, mais aussi pour ce qu’il peut évoquer poétiquement.

Toute la narration se love au milieu d’un triangle composé du corps, de la mémoire et du langage. Chaque respiration peut emprunter à un ou plusieurs côtés du triangle dans un geste continu. Un paragraphe peut ainsi commencer au présent et se poursuivre plus loin dans le passé.

Katy nage dans le doute, en fait. Elle est insoumise, mais aussi incertaine et instable. Elle continue d’avancer, cependant, de nager. La vie l’appelle, malgré les obstacles et les remises en question, à continuer de bouger. 

Au fil de l’eau, la narration glisse ainsi d’un sujet à l’autre dans une grande fluidité et une totale limpidité. L’écriture laisse assez de place au lecteur pour qu’il s’infiltre dans le même couloir de piscine ou juste une respiration derrière. Elle nage est un roman original, intelligent et touchant qu’on prend plaisir à lire plus d’une fois.

Après le Niko de Dimitri Nasrallah, voilà encore une excellente traduction que nous offre La Peuplade.

EXTRAIT

« Elle fonce, les bras tendus, la peau claquant au contact de l’eau – un toucher sonore – et elle se dit : ce n’est pas ça, la fin. La scène à la bibliothèque ne marque pas le moment, spécifique. Elle n’a pas embrassé la fin du bout des lèvres – pas comme ça, en désirant un corps/une histoire/un homme. Elle rejette cette conclusion, refuse de lui céder le contrôle – à lui, à cet homme ; elle ne lui donner pas le pouvoir de définir/déterminer la fin : non. Elle avait retourné la terre, remué la crasse, avant de prononcer ces mots. Elle avait creusé à mains nues dans l’humidité/humus, la chair de sa décision – cette substance aromatique, putride : elle l’avait fourrée des doigts. Elle seule avait préparé la terre – et l’avait engloutie. »

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