chronique

L’entreprise montréalaise Ssense ouvre cette semaine un immense espace commercial nouveau genre dans le Vieux-Montréal.

Chronique

Ssense, Montréal et l’avenir du luxe

« Mais voyons, Montréal n’a pas la clientèle pour faire vivre ça… »

« Le haut de gamme ? À Montréal ? On n’a pas le bassin, Toronto peut-être. »

« Montréal, ce n’est pas New York… »

Je ne sais pas combien de fois j’ai entendu ces affirmations, mais quand je les lance à Rami Atallah, cofondateur et chef de la direction de l’entreprise montréalaise Ssense, qui ouvre cette semaine un immense espace commercial totalement nouveau genre dans le Vieux-Montréal, il me regarde l’air un peu surpris.

« En tout cas, moi, ce n’est pas mon expérience. »

Son expérience à lui est celle d’une croissance commerciale dans les deux chiffres et de découverte de clients montréalais qui ont bel et bien envie d’acheter ses produits souvent substantiellement coûteux, dans le monde de la mode de luxe d’avant-garde. Des sandales de plage à 350 $, des jeans à 1200 $, il y en a sur le site web de vente en ligne de Ssense et il y en aura à la nouvelle boutique du 418, rue Saint-Sulpice.

Et ce type de clients, il y en a aussi qui font vivre la boutique Cahier d’Exercices, rue Saint-Paul, et ce sont sur eux aussi, sûrement, que comptent les promoteurs derrière le nouvel hôtel et complexe résidentiel du Four Seasons du centre-ville, et ce sont probablement tous ces gens qui font cartonner les restos montréalais où il faut attendre des jours, voire des semaines pour obtenir une réservation. Oui, Joe Beef, Foxy, Au Pied de Cochon et compagnie, c’est de vous que je parle.

Rami Atallah et son équipe, en tout cas, n’ont aucun doute dans leur esprit : il y a à Montréal une clientèle pour faire vivre le nouvel espace de cinq étages qui ouvrira le jeudi 3 mai. 

Et oui, il y aura des gens pour acheter les bottes Yeezy, les runnings Balenciaga, les blousons Prada, Gucci et compagnie.

L’entreprise étant à capital fermé, même familiale, aucun chiffre n’est disponible sur la rentabilité de l’entreprise fondée en 2003, surtout concentrée autour du commerce en ligne. Mais le rythme d’embauche, notamment, témoigne d’une solide croissance.

Comme partout dans le monde on achète du Ssense, on aurait facilement tendance à croire que là est l’essentiel du chiffre d’affaires. Ce qui est vrai. Mais il se passe aussi beaucoup de ventes à Montréal, assure M. Atallah : la profitabilité de la première boutique du groupe, 1200 pi2 rue Saint-Paul, est exceptionnelle.

Quelle est donc sa formule magique ?

La formule, c’est que Ssense a 20 000 produits dans sa boutique en ligne et qu’elle rend ces vêtements, sacs, chaussures et compagnie accessibles en vrai à ses clients par l’entremise de son espace physique à Montréal.

Actuellement, on blâme beaucoup l’internet comme destructeur de commerces sur rue, car les gens optent pour l’approche « je trouve en vrai et je commande en ligne ensuite ».

Ssense propose l’inverse. « Je magasine en ligne, j’essaie en vrai. »

Et ça, dit M. Atallah, ça marche à merveille.

« On fait déjà entre 70 % et 80 % de nos ventes de cette façon », dit l’homme d’affaires.

Donc, le nouvel espace de la rue Saint-Sulpice fonctionnera essentiellement ainsi.

On invitera les clients à choisir ce qu’ils veulent voir et essayer à partir des immenses stocks de Ssense en ligne. Puis on acheminera ces produits sélectionnés numériquement par les personnes intéressées à la boutique, où les clients potentiels ou habituels seront accueillis par des vendeurs qui auront déjà tout installé à côté d’une cabine d’essayage.

« Même avec les estimés les plus conservateurs, si on regarde la performance du magasin actuel avec une telle approche, la présence du nouvel espace commercial est justifiée », assure M. Atallah.

L’immeuble du XIXe siècle de la rue Saint-Sulpice rénové par le grand architecte britannique David Chipperfield – en fait, il a construit un bâtiment neuf à l’intérieur de la coquille patrimoniale – sera donc essentiellement composé de deux choses : des salles d’essayage sur deux étages et des lieux d’expérience de la marque d’un point de vue culturel. Il y a un café piloté par les gens du Fantôme au dernier étage, une petite librairie et de la place pour faire des expositions et des performances. Ssense a fait venir l’artiste Arca pour l’ouverture. En sont restées des œuvres qui ont été intégrées à certaines pièces de la collection de Ssense.

Généralement, quand une entreprise fait ce genre d’investissement, on parle de « pari immense », mais M. Atallah ne voit pas ça comme ça. 

L’entreprise en ligne roule déjà. Ssense parle de croissance dans les deux chiffres depuis sa création en 2003. Et la boutique physique est une continuation de celle en ligne. Les produits ? Ils sont là déjà pour ssense.com. Il n’y en aura presque pas rue Saint-Sulpice. Le personnel ? Un monte-charge super sophistiqué robotisé prend les paniers préparés à l’entrepôt de Saint-Laurent, près de Dorval, à partir du point de livraison au rez-de-chaussée. Une bonne partie du travail est donc informatisé.

Et toute l’infrastructure informatique a été conçue pour Ssense par ses propres ingénieurs.

Va-t-on venir d’ailleurs pour voir comment ça fonctionne ?

L’entreprise parie que oui.

Il y aura des influenceurs, croit le chef de la direction. Des magasineurs.

Mais il y aura aussi sûrement des détaillants.

« Si les gens veulent faire l’expérience de ce qu’est le commerce au détail de mode de luxe de l’avenir, résume Krishna Nikhil, chef de la mise en marché, eh bien maintenant, ils devront venir le voir à Montréal. »

SSENSE EN QUELQUES FAITS INUSITÉS

La clientèle de ssense.com est moitié hommes, moitié femmes, exactement.

La nouvelle boutique ne sert pas à découvrir les produits, mais à les essayer et à vivre autre chose. Il n’y a presque aucune marchandise sur place, uniquement ce que les clients choisissent de faire venir de l’entrepôt, par le site web.

Ssense vise un système de livraison entrepôt-boutique de 60 minutes.

Seulement deux des cinq étages serviront à la vente. Le reste sera un espace culturel, avec des performances, des expos, des concerts, une librairie, un café.

Ssense a embauché un éditeur de magazine, l’Allemand Joerg Koch, de la publication 32c, pour veiller sur la dimension culturelle de son site de commerce en ligne et de son espace physique. Selon M. Koch, il faut totalement repenser, à l’ère numérique, la relation et l’interaction entre tout ce qui est contenu et financement de la production et publication de contenu dans le domaine de la mode et de la culture. « On fonctionne avec l’idée que les vieilles catégories ne sont plus pertinentes », dit-il.

Pour gérer l’espace de la rue Saint-Sulpice, qui a été aménagé par les architectes et les ingénieurs avec un système d’arrimage permettant une constante transformation, l’entreprise a embauché une architecte à temps plein, la Montréalaise Talia Dorsey, qui a étudié à Princeton et au MIT et a travaillé pendant plusieurs années chez OMA, le cabinet de Rem Koolhas.

Le luxe est-il viable ?

« Plus on est de fous, plus on rit », lance Laura Gurandiano au bout du fil. La propriétaire de la boutique Cahier d’Exercices, rue Saint-Paul, est ravie de l’arrivée rue Saint-Sulpice d’une version revue et améliorée de Ssense, qui était déjà présente dans le Vieux-Montréal depuis plusieurs années.

« Ça ajoute à l’ambiance du quartier, à l’image générale. C’est important que des boutiques indépendantes fortes soient présentes dans la ville. »

Installée depuis 2011, Cahier d’Exercices vend aussi de très grandes marques à une clientèle prête à débourser beaucoup. Dries Van Noten, Comme des Garçons, Vêtements… On parle ici de tenues qui peuvent aisément coûter 800 $ pour une blouse ou 1500 $ pour une robe…

A-t-elle jamais eu peur que Montréal ne soit pas capable de faire vivre une boutique de luxe comme la sienne ?

Venue du monde de la finance – où elle a étudié – et de la vente en gros, mais aussi au détail, Laura Gurandiano a remarqué un jour qu’elle voyageait pour faire son magasinage et s’est dit qu’elle n’était sûrement pas la seule à Montréal à être passionnée par la mode et à la recherche de produits bien spécifiques. « J’ai tenu pour acquis qu’il y en avait d’autres qui se sentaient comme moi. »

C’est ainsi qu’est née la boutique, aménagée par Saucier Perrotte, juste en face de Michel Brisson, un autre commerce destiné à une clientèle d’amateurs de griffes, mais du côté des hommes.

Est-ce que ça fonctionne parce que vous servez les touristes ? « La clientèle est majoritairement d’ici », répond Mme Gurandiano. Des habituées avec qui elle a bâti des liens et sur qui elle veille, une à la fois.

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Ssense, Montréal et l’avenir du luxe

« Mais voyons, Montréal n’a pas la clientèle pour faire vivre ça… »

« Le haut de gamme ? À Montréal ? On n’a pas le bassin, Toronto peut-être. »

« Montréal, ce n’est pas New York… »

Je ne sais pas combien de fois j’ai entendu ces affirmations, mais quand je les lance à Rami Atallah, cofondateur et chef de la direction de l’entreprise montréalaise Ssense, qui ouvre cette semaine un immense espace commercial totalement nouveau genre dans le Vieux-Montréal, il me regarde l’air un peu surpris.

« En tout cas, moi, ce n’est pas mon expérience. »

Son expérience à lui en est une de croissance commerciale dans les deux chiffres et de découverte de clients montréalais qui ont bel et bien envie d’acheter ses produits souvent substantiellement coûteux, dans le monde de la mode de luxe d’avant-garde. Des sandales de plage à 350 $, des jeans à 1200 $, il y en a sur le site web de vente en ligne de Ssense et il y en aura à la nouvelle boutique du 418, rue Saint-Sulpice.

Et ce type de clients, il y en a aussi qui font vivre la boutique Cahier d’Exercice, rue Saint-Paul, et ce sont sur eux aussi, sûrement, que comptent les promoteurs derrière le nouvel hôtel et complexe résidentiel du Four Seasons du centre-ville, et ce sont probablement tous ces gens qui font cartonner les restos montréalais où il faut attendre des jours, voire des semaines pour obtenir une réservation. Oui, Joe Beef, Foxy, Pied de Cochon et compagnie, c’est de vous que je parle.

Rami Atallah et son équipe, en tout cas, n’ont aucun doute dans leur esprit : il y a à Montréal une clientèle pour faire vivre le nouvel espace de cinq étages qui ouvrira le jeudi 3 mai. 

Et oui, il y aura des gens pour acheter les bottes Yeezy, les runnings Balenciaga, les blousons Prada, Gucci et compagnie.

La compagnie étant à capital fermé, même familiale, aucun chiffre n’est disponible sur la rentabilité de l’entreprise fondée en 2003, surtout concentrée autour du commerce en ligne. Mais le rythme d’embauche, notamment, témoigne d’une solide croissance.

Comme partout dans le monde on achète du Ssense, on aurait facilement tendance à croire que là est l’essentiel du chiffre d’affaire. Ce qui est vrai. Mais il se passe aussi beaucoup de ventes à Montréal, assure M. Atallah : la profitabilité de la première boutique du groupe, 1200 pieds carrés rue Saint-Paul, est exceptionnelle.

Quelle est donc sa formule magique ?

La formule, c’est que Ssense a 20 000 produits dans sa boutique en ligne et qu’elle rend ces vêtements, sacs, chaussures et compagnie accessibles en vrai à ses clients par l’entremise de son espace physique à Montréal.

Actuellement, on blâme beaucoup internet comme destructeur de commerces sur rue, car les gens optent pour l’approche « je trouve en vrai et je commande en ligne ensuite ».

Ssense propose l’inverse. « Je magasine en ligne, j’essaie en vrai. »

Et ça, dit M. Atallah, ça marche à merveille.

« On fait déjà entre 70 % et 80 % de nos ventes de cette façon », dit l’homme d’affaires.

Donc, le nouvel espace de la rue Saint-Sulpice fonctionnera essentiellement ainsi. On invitera les clients à choisir ce qu’ils veulent voir et essayer à partir des immenses stocks de Ssense en ligne. Puis on acheminera ces produits sélectionnés numériquement par les personnes intéressées à la boutique, où les clients potentiels ou réguliers seront accueillis par des vendeurs qui auront déjà tout installé à côté d’une cabine d’essayage.

« Même avec les estimés les plus conservateurs, si on regarde la performance du magasin actuel avec une telle approche, la présence du nouvel espace commercial est justifiée », assure M. Atallah.

L’immeuble du XIXe siècle de la rue Saint-Sulpice rénové par le grand architecte britannique David Chipperfield – en fait, il a construit un bâtiment neuf à l’intérieur de la coquille patrimoniale – sera donc essentiellement composé de deux choses : des salles d’essayage sur deux étages et des lieux d’expérience de la marque d’un point de vue culturel. Il y a un café piloté par les gens du Fantôme au dernier étage, une petite librairie et de la place pour faire des expositions et des performances. Ssense a fait venir l’artiste Arca pour l’ouverture. En sont restées des œuvres qui ont été intégrées à certaines pièces de la collection de Ssense.

Généralement, quand une entreprise fait ce genre d’investissement, on parle de « pari immense », mais Rami Atallah ne voit pas ça comme ça. 

L’entreprise en ligne roule déjà. Ssense parle de croissance dans les deux chiffres depuis sa création en 2003. Et la boutique physique est une continuation de celle en ligne. Les produits ? Ils sont là déjà pour ssense.com. Il n’y en aura presque pas rue Saint-Sulpice. Le personnel ? Un monte-charge super sophistiqué robotisé prend les paniers préparés à l’entrepôt de Saint-Laurent, près de Dorval, à partir du point de livraison au rez-de-chaussée. Une bonne partie du travail est donc informatisé.

Et toute l’infrastructure informatique a été conçue pour Ssense par ses propres ingénieurs.

Va-t-on venir d’ailleurs pour voir comment ça fonctionne ?

L’entreprise parie que oui.

Il y aura des influenceurs, croit le chef de la direction. Des magasineurs.

Mais il y aura aussi sûrement des détaillants.

« Si les gens veulent faire l’expérience de ce qu’est le commerce au détail de mode de luxe de l’avenir, résume Krishna Nikhil, chef de la mise en marché, eh bien maintenant, ils devront venir le voir à Montréal. »

SSENSE EN QUELQUES FAITS INUSITÉS

La clientèle de ssense.com est moitié hommes, moitié femmes, exactement.

La nouvelle boutique ne sert pas à découvrir les produits, mais à les essayer et à vivre autre chose. Il y a presque aucune marchandise sur place, uniquement ce que les clients choisissent de faire venir de l’entrepôt, par le site web.

Ssense vise un système de livraison entrepôt-boutique de 60 minutes.

Seulement deux des cinq étages serviront à la vente. Le reste sera un espace culturel, avec des performances, des expos, des concerts, une librairie, un café.

Ssense a embauché un éditeur de magazine, l’Allemand Joerg Koch, de la revue 32c, pour veiller sur la dimension culturelle de son site de commerce en ligne et de son espace physique. Selon M. Koch, il faut totalement repenser, à l’ère numérique, la relation et l’interaction entre tout ce qui est contenu et financement de la production et publication de contenu dans le domaine de la mode et de la culture. « On fonctionne avec l’idée que les vieilles catégories ne sont plus pertinentes », dit-il.

Pour gérer l’espace de la rue Saint-Sulpice, qui a été aménagé par les architectes et les ingénieurs avec un système d’arrimage permettant une constante transformation, l’entreprise a embauché une architecte à temps plein, la Montréalaise Talia Dorsey, qui a étudié à Princeton et au MIT et a travaillé pendant plusieurs années chez OMA, le cabinet de Rem Koolhas.

LE LUXE EST-IL VIABLE ?

« Plus on est de fous, plus on rit », lance Laura Gurandiano au bout du fil. La propriétaire de la boutique Cahier d’Exercices, rue Saint-Paul, est ravie de l’arrivée rue Saint-Sulpice d’une version revue et améliorée de Ssense, qui était déjà présente dans le Vieux-Montréal depuis plusieurs années.

« Ça ajoute à l’ambiance du quartier, à l’image générale. C’est important que des boutiques indépendantes fortes soient présentes dans la ville. »

Installée depuis 2011, Cahier d’Exercices vend aussi de très grandes marques à une clientèle prête à débourser beaucoup. Dries Van Noten, Comme des Garçons, Vêtements… On parle ici de tenues qui peuvent aisément coûter 800 $ pour une blouse ou 1500 $ pour une robe…

A-t-elle jamais eu peur que Montréal ne soit pas capable de faire vivre une boutique de luxe comme la sienne ?

Venue du monde de la finance – où elle a étudié – et de la vente en gros, mais aussi au détail, Laura Gurandiano a remarqué un jour qu’elle voyageait pour faire son magasinage et s’est dit qu’elle n’était sûrement pas la seule à Montréal à être passionnée par la mode et à la recherche de produits bien spécifiques. « J’ai pris pour acquis qu’il y en avait d’autres qui se sentaient comme moi. »

C’est ainsi qu’est née la boutique, aménagée par Saucier Perrotte, juste en face de Michel Brisson, un autre commerce destiné à une clientèle d’amateurs de griffes, mais du côté des hommes.

Est-ce que ça fonctionne parce que vous servez les touristes ? « La clientèle est majoritairement d’ici », répond Mme Gudiano. Des habituées avec qui elle a bâti des liens et sur qui elle veille, une à la fois.

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