Mémoire du feu d’Eduardo Galeano 

Les naissances d’un chef-d’œuvre

La maison d’édition québécoise Lux Éditeur réédite Mémoire du feu de l’auteur uruguayen Eduardo Galeano, pièce maîtresse de son catalogue qu’elle avait fait paraître en 2013. L’occasion de revenir sur ce chef-d’œuvre inclassable, en voie de devenir un livre de chevet pour beaucoup d’écrivains. Parce que Mémoire du feu, c’est le monde en un livre, une histoire vivante dont nous pouvons tous être les héros. C’est l’histoire comme vous ne l’avez jamais lue.

« L’histoire officielle n’est qu’un défilé militaire d’hommes illustres vêtus d’uniformes qui sortent de chez le teinturier », peut-on lire dans la préface de Mémoire du feu d’Eduardo Galeano, qui ne se disait pas historien, mais écrivain. « Je n’ai pas voulu écrire un ouvrage objectif. Même si je le souhaitais, je ne pourrais le faire. Ce récit de l’histoire n’a rien de neutre. […] Tout ce que je raconte ici, certes à ma façon, a vraiment eu lieu. Je voudrais que le lecteur sente que ce qui s’est passé continue de se produire au moment même où j’écris ces lignes. »

Mémoire du feu est une trilogie. Les trois livres qui la constituent – Les naissances, Les visages et les masques et Le siècle du vent – sont parus en espagnol à la queue leu leu en 1982, 1984 et 1986. Tous écrits par fragments, ils forment une mosaïque dont l’ambition folle est de raconter le destin des peuples latino-américains de l’époque précolombienne jusqu’en 1985. Mais en fait, c’est une histoire encore plus vaste qui y est racontée, celle de la rencontre violente, faite de bruits et de fureur, entre le vieux monde et le nouveau monde (qui n’était pas nouveau pour les Premières Nations), un fracas de plaques tectoniques dont nous subissons encore les secousses aujourd’hui. Et cela, avec humour, poésie et une bonne dose de réalisme magique typique de la littérature sud-américaine. De ce livre-là, on ne peut ressortir que transformé.

Renaissance chez Lux

Les trois livres de Mémoire du feu ont été rapidement traduits en français dans les années 80. Peut-être un peu trop rapidement, selon Alexandre Sánchez, éditrice chez Lux, qui a dirigé sa publication en 2013, en collaboration constante avec Eduardo Galeano lui-même, avant sa mort en 2015. La traduction a été revue et corrigée, et les trois livres ont été réunis en un seul – de près de 1000 pages –, au grand plaisir de son auteur.

« Dans le cadre de ce travail, j’ai beaucoup communiqué avec Galeano », explique-t-elle. 

« Il se sentait bien dans le catalogue de Lux, parce qu’il y avait beaucoup d’affinités entre son travail et le nôtre, qui est de faire connaître une histoire méconnue, celle des vaincus. Il avait beaucoup aimé l’idée du projet des Remarquables oubliés de Serge Bouchard. »

— Alexandre Sánchez, éditrice chez Lux 

Le travail des premières traductions a été maintenu, mais passablement remanié, pour rendre le livre plus proche de l’original. « Ce n’était pas une mauvaise traduction, précise Alexandre Sánchez, mais il y avait des erreurs, car la difficulté de ce livre-là est qu’il est plein de vocabulaire de plein de pays différents d’Amérique latine, des expressions qu’il faut restituer dans le contexte d’où elles viennent. C’est un des livres dont on est le plus fiers, chez Lux. »

Mosaïque folle et recherche monstre

Seulement éditer la bibliographie a été un travail de moine, raconte Alexandre Sánchez. Chacun des fragments de Mémoire du feu est inspiré d’archives, mais comme Eduardo Galeano n’aimait pas les notes de bas de page, ces fragments sont accompagnés d’un chiffre qui renvoie à la source à la fin du livre. Ce qui donne une bibliographie d’une trentaine de pages !

« Ce sont des années et des années de recherches, souligne Sánchez. Il est allé chercher des sources premières, des textes rares, parfois des journaux retrouvés dans une bibliothèque perdue, partout en Amérique latine. C’est vraiment un travail d’historien, mais sur une histoire vivante, qui ne figure pas dans l’histoire morte. »

C’est que l’écrivain, inspiré par un poème du poète grec Constantin Cavafy, a eu l’idée « d’observer l’univers par le trou de la serrure », ce qu’il raconte dans son livre Le chasseur d’histoires. « Pourquoi ne pas écrire le temps passé en racontant la grande histoire à partir de la petite ? La victoire de Marc Antoine en Grèce, dans le poème de Cavafy, est racontée du point de vue d’un pauvre marchand qui essaye de vendre quelque chose, monté sur son bourricot, et que personne n’écoute. »

« Parler avec lui, c’était comme lire un de ses livres. Il était d’une générosité incroyable. J’ai beaucoup échangé avec lui parce que j’avais des doutes dans la traduction, et il me remerciait d’avoir des doutes parce que pour lui, c’était la preuve que je soignais mon travail. »

— Alexandre Sánchez, éditrice chez Lux 

« En Amérique latine, il est aussi célèbre qu’un joueur de foot, explique Alexandre Sánchez. Quand il est mort en 2015, pendant deux jours, les gens ont fait la file pour aller voir son corps. C’est quelqu’un qui déplaçait les foules, ça aurait pu lui monter à la tête, mais… non. »

Alexandre Sánchez déplore que l’œuvre de Galeano, et particulièrement Mémoire du feu, ne soit pas assez connue dans le monde francophone – elle pense d’ailleurs qu’on s’intéresse moins à l’Amérique latine aujourd’hui que dans les années 80-90. Mais pour elle, c’est certain, et pour nous aussi : il faut lire Mémoire du feu.

« Peu importe qu’on soit latino-américain, bulgare ou indonésien. Tout le monde doit lire ce livre pour comprendre que l’histoire n’est pas seulement celle qu’on apprend à l’école. Il faut vivre en sachant qu’on peut en faire partie. Pour comprendre ce qu’il y a derrière notre vie contemporaine, tous les sacrifices, les horreurs, les violences et la beauté qui nous ont menés là où on est. Pour voir comment ces histoires continuent de résonner. Ce livre nous montre que l’histoire est une arme de défense. Dans le troisième tome, il y a quelque chose de magnifique, le personnage de Miguel qui revient, à 5 ans, 15 ans, 20 ans, qui a vraiment existé et que Galeano a rencontré. Né en 1910, il a vécu toutes les insurrections, les massacres, les changements. Ce personnage qu’on retrouve au fil des bouleversements historiques est une sorte d’Où est Charlie ? qui nous permet de voir que dans le chaos de l’histoire, il y a de la place pour un Miguel, c’est-à-dire pour chacun de nous. »

Mémoire du feu

Eduardo Galeano

Lux, 990 pages

Littérature

Un livre magique

Nous avons demandé à trois écrivains, admirateurs d’Eduardo Galeano, de nous expliquer pourquoi Mémoire du feu est une œuvre exceptionnelle.

Dominique Fortier

Autrice d’Au péril de la mer et des Villes de papier

« Certains livres sont magiques.

« Ils sont rares, ils sont extraordinaires, on le sait dès les premières lignes : ils font de la lumière. Mémoire du feu est de ceux-là : un livre total, qui raconte l’histoire d’un continent dans un mélange de poésie et de fantastique, de fable et de tragédie, de massacres et de chocolat parcouru, comme d’un fil d’or, d’un comique prodigieusement puissant, qui se rit de la mort et danse avec elle.

« J’ai lu Mémoire du feu au fil d’un été, quelques pages à la fois, en me disant chaque jour que si tous les livres du monde en venaient à disparaître et qu’il ne restait plus que celui-là, nous n’aurions pas trop perdu au change. Ou bien que ce pourrait bien être de ce livre-là que viennent tous les autres – qu’ils aient été écrits après ou avant. C’est en tout cas entre ces pages que sont nées mes Villes de papier.

« Certains livres sont magiques : ils continuent de faire de la lumière longtemps après qu’on les a refermés. »

Caryl Ferey

Auteur de Zulu et de Condor

« Mémoire du feu, c’est l’histoire américaine vue par ses héros, ses résistants de tous les âges face à l’envahisseur, soit autant de Jean Moulin ou de Nelson Mandela écorchés, écartelés, démembrés ou brûlés vifs après de savantes tortures “civilisées”, au nom d’un dieu unique dont la Miséricorde s’arrête à la corde – l’Amour, restons sérieux. Où Eduardo Galeano est un humble génie, c’est qu’on oscille entre la rage et le sourire, tant conquistadores et Jésuites passent pour ce qu’ils sont, des imbéciles obtus et sanguinaires. La poésie et l’empathie pourtant transpirent des massacres, sans angélisme envers les autochtones, avec une langue acerbe, ironique et tendre (bravo pour la traduction). On y apprend mille choses, comme l’origine de Wall Street dans le futur New York, la rue où étaient poussés les esclaves africains en sortant des bateaux – devenue impasse en raison du mur construit pour les maintenir là… En lisant ce livre magnifique et poignant, on a fatalement envie d’occuper Wall Street, ou plutôt d’y mettre le feu – et qu’ils s’en souviennent. »

Éric Dupont

Auteur de La fiancée américaine et de La route du lilas

« À la fin du siècle dernier, quand j’ai découvert Galeano, je n’avais pas les moyens de le lire en français. Les traductions anglaises étaient néanmoins à ma portée. M’indigner dans ma langue a toujours coûté plus cher, même à Montréal. Cette nouvelle édition arrive avec 25 ans de retard, mais mieux vaut tard que jamais ! Ce fut tout de suite le coup de foudre pour cette longue rafale de vignettes dans lesquelles les personnages et les lieux reviennent comme des rêves récurrents, comme des maladies. La fascination a vite cédé la place à l’envie : je veux moi aussi mettre toute l’histoire du monde dans un livre ! Je continue de m’en servir comme boussole, comme modèle, voire comme Graal. Inaccessible étoile du conteur, Mémoire du feu est à la fois hilarant, tragique et déchirant. Si vous le lisez assis dans un train, vous risquez d’être saisi, en tournant la dernière page, d’une immense fatigue, comme si vous aviez marché de la Terre de Baffin à la Terre de Feu. Placez-vous devant la porte arrière du dernier wagon. Ne sautez pas ! Fixez le point de fuite où les rails semblent s’unir. Le vertige littéraire, ça ressemble à ça. Vous êtes chez Galeano. Vous êtes l’Ange de l’Histoire. »

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