Chronique

Le tremblement de terre fiscal de Morneau

Tous les observateurs s’y attendaient, puisqu’il en avait été question durant la campagne électorale fédérale de même qu’au budget de mars dernier. Bill Morneau avait même fait une tournée, le printemps dernier, pour préparer le terrain.

Mais hier, l’annonce des mesures concrètes pour mieux imposer les riches a eu l’effet d’un séisme dans le monde fiscal. « Ça ressemble à un tremblement de terre. Ça change beaucoup de choses », a dit le fiscaliste Jean-François Thuot, associé chez PwC.

Entrepreneurs, médecins, architectes et autres « travailleurs autonomes incorporés » sont frappés de plein fouet par les mesures, grâce auxquelles le gouvernement fédéral compte récolter au moins 250 millions de dollars par année.

Vous vous rappelez ces histoires d’économies d’impôts qu’obtenaient les médecins en s’incorporant ? Eh bien, ce sera pratiquement terminé, après l’entrée en vigueur des mesures, prévue quelque temps après la période de consultation, qui se termine le 2 octobre 2017.

« Si l’on se fie aux dernières périodes de consultation fiscale du genre, il faut s’attendre à ce que l’essentiel des mesures proposées voie le jour. »

— François Huot

De quelles mesures s’agit-il au juste ? D’abord, il faut savoir que toutes ces planifications fiscales se font (se faisaient ?) par l’entremise d’une « société privée », c’est-à-dire d’une entreprise incorporée, essentiellement.

Par exemple, nombre d’entrepreneurs et professionnels inscrivaient leur conjoint et/ou leurs enfants majeurs parmi les actionnaires de leur entreprise afin de fractionner leurs revenus et de réduire leurs impôts familiaux. Ces derniers pouvaient être actionnaires sans travailler pour l’entreprise ni verser de capital.

Le fractionnement permet de voir les revenus imposés à un taux moindre que le taux maximum de 53,3 % – qui s’applique au-delà de 202 800 $ de revenus – puisque les proches ont souvent des revenus nettement moindres. La mesure est très populaire parmi les entrepreneurs et les professionnels.

Le fédéral propose que ces revenus ne puissent plus être fractionnés si ces revenus transmis aux membres de la famille sont déraisonnables, par exemple s’ils excèdent ceux qui auraient été versés à une coentrepartie sans lien de dépendance.

Trois critères pourraient être utilisés pour le vérifier : l’apport en main-d’œuvre des proches, leur apport en capital et la contribution passée à l’entreprise. Par exemple, le fédéral propose de vérifier si le particulier qui reçoit les fonds prend une part active et régulière à l’entreprise. Pour l’apport en capital, il est question de s’assurer du rendement maximal que ce particulier aurait obtenu ailleurs avec les fonds, par exemple.

Selon ce qui est proposé, la mesure pourrait avoir un effet rétroactif. Dit autrement, un entrepreneur qui accumule des fonds depuis cinq ans pour pouvoir les verser en dividendes à ses actionnaires familiaux l’an prochain pourrait devoir oublier les gains fiscaux.

Autre échappatoire bouchée : la multiplication familiale de l’exonération pour gain en capital. Normalement, quand il vend son entreprise, un entrepreneur est exempté de payer de l’impôt sur le gain en capital pour les premiers 835 716 $ gagnés. Cette exemption est en quelque sorte son fonds de retraite, comme le sont les REER pour les salariés.

Le hic, c’est que certains entrepreneurs profitaient d’une planification fiscale pour multiplier cette exonération de 835 716 $ grâce à des membres actionnaires de la famille. La planification fonctionnait notamment grâce à l’utilisation de fiducies.

Autre changement majeur : Bill Morneau veut mettre fin à l’avantage du report d’impôts dont bénéficient les entrepreneurs lorsqu’ils conservent des profits passifs dans leur entreprise.

Ces profits sont imposés à un taux moindre, à long terme, que s’ils étaient versés à l’entrepreneur en dividendes chaque année, un peu comme un REER.

Dans le document de consultation, le ministère des Finances donne des exemples précis de gains que procure cette planification fiscale. Entre autres, il est question d’un particulier qui touche 100 000 $ de revenus pour une année donnée et qui investit à 3 % ce qui lui reste après impôts. Au bout de 10 ans, il conservera 57 539 $ après impôts, comparativement à 62 424 $ pour l’entrepreneur qui utilise son entreprise. Dans ce cas, l’écart de taux d’imposition net est donc d’environ 4,8 %.

Pour corriger le tir, Bill Morneau suggère d’éliminer ce qu’on appelle dans le jargon fiscal le remboursement de l’impôt prépayé (IMRTD).

Depuis plusieurs années, les entrepreneurs font valoir que les avantages que procurent l’incorporation pour le fractionnement de revenus et le report d’impôts compensent pour les risques inhérents au métier d’entrepreneur.

Visiblement, Bill Morneau a jugé qu’il y a eu beaucoup trop d’abus. Dans certains secteurs, la proportion de travailleurs autonomes constitués en sociétés a doublé depuis 15 ans. Pour les services professionnels (médecins, avocats, etc.), le nombre a triplé.

Les opposants auront certainement des arguments valables à faire valoir. Et comme le dit Jean-François Thuot, « il faudra revoir plusieurs des structures mises en place ces dernières années avec les entrepreneurs ».

Dans l’ensemble, toutefois, le tremblement de terre Morneau assurera une meilleure équité fiscale, dans le contexte où la classe des 1 % les plus riches de la société a bien davantage profité de la croissance économique depuis 25 ans que les autres.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.