L’homme qui voulait être dans les dictionnaires

Philippe Turchet m’accueille en milieu de matinée dans son bureau de Turchet et Associés, boulevard Saint-Laurent. Le fondateur de la synergologie, cette discipline qui promet de décrypter le langage corporel pour comprendre ce qu’une personne pense, cache ou ressent, c’est lui.

Philippe Turchet, né en France il y a 55 ans, a créé la discipline après avoir découvert, selon ses dires, que le travail scientifique relié au non-verbal était à la fois limité et peu applicable dans le quotidien. Imaginez, dit-il, il n’y avait même pas de lexique cartographiant les différents gestes de l’être humain.

Il a donc entrepris, en scrutant des centaines de vidéos d’êtres humains plongés dans toutes sortes de situations, de créer ce lexique, notant les similitudes entre les différents gestes. En parallèle, il a formé des synergologues ici et en Europe.

Ce lexique a été créé en marge de la science. La science étudie le non-verbal humain depuis des décennies, mais elle n’a jamais accouché d’une telle grille de lecture du langage corporel.

« C’est un lexique qui va permettre de questionner. En synergologie, on a un lexique qui va nous permettre de répertorier tout le langage corporel humain. Et ça, c’est une première : il n’en existe pas d’autres. »

En entrevue, le premier des synergologues parle de « questionner », mais sa prose donne dans les réponses plus définitives.

« Le synergologue redevient, le temps de la lecture de la gestuelle de l’autre, le devin dont parlaient les légendes. Son discours a l’air si magique qu’il semble incroyable. »

— Un extrait du livre de Philippe Turchet, La synergologie

Parlant des livres de Philippe Turchet – La synergologie, Pourquoi les hommes marchent-ils à la gauche des femmes, Le langage universel du corps, entre autres –, ce sont des best-sellers au Québec. Les synergologues formés par M. Turchet écrivent aussi des livres, comme Voir, Mentir (Christine Gagnon, Christian Martineau) et Je lis en vous, savez-vous lire en moi ? (Annabelle Boyer).

Les synergologues sont incontournables dans le domaine de la formation continue, des séminaires, des colloques. Parmi la soixantaine de synergologues québécois, les plus actifs sont ceux énumérés ci-dessus. Ils offrent des formations d’une demi-journée, d’une journée. Ils peuvent faire une courte présentation après le dîner de votre congrès professionnel.

Ils forment des vendeurs de voitures, des éducatrices en garderie, des dentistes, des étudiants au MBA de l’Université de Sherbrooke.

Ils forment des policiers, ceux de Québec et de Montréal.

Ils forment des fonctionnaires investis de pouvoirs d’enquête, notamment par l’entremise d’une formation offerte par l’Université Laval pour le compte du gouvernement du Québec.

Les commentaires que j’ai pu glaner de gens ayant suivi des formations en synergologie, le plus souvent par l’entremise de leur employeur, sont quasi unanimes : utile, convivial, passionnant.

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« Attendez», fais-je en montrant M. Turchet du doigt, les yeux dans mon calepin, occupé à noter ce qu’il me dit.

– Voyez, dit-il doctement. Votre doigt, là. Vous avancez votre doigt comme ça… Pour moi, c’est une GMC N4 HF2. Il est à M4. En M2, y aura du lien, et pas en M4. En M2, on est dans le Oui, je comprends ce que tu veux dire, viens, il faut qu’on en parle. »

Si vous n’avez rien compris, c’est normal : le lexique synergologique comprend 1700 gestes, microgestes et autres microdémangeaisons à mémoriser et à attribuer à des émotions. Un travail énorme, 200 heures de formation, sans compter les heures à étudier.

Le lexique élaboré par M. Turchet, qui se raffine constamment, est complexe. Chacun des 1700 gestes – par exemple, mon index tendu – est cartographié, codé, de la direction de l’index en passant par la main utilisée, jusqu’à l’angle du poignet.

Prenant l’angle de rotation des poignets, Philippe Turchet se lance : « M1, M2, M3, M4, M5… Ce type de rotation du poignet, expliqué comme ça, personne ne le dit encore. Quand je dis “personne ne le dit”, ce n’est pas pour être arrogant. Mais c’est simplement pour faire passer le message que ce qu’on dit en synergologie, c’est pas le non-verbal de manière générale. Notre clé d’entrée, c’est le corps, pour comprendre l’esprit. »

Philippe Turchet manie ce jargon, ces HF2 et ces M4 avec aisance. L’entendre parler avec autorité du lien entre ces gestes et les pensées qui selon lui s’y rattachent est, je le jure, impressionnant.

Sauf que ces concepts n’ont jamais été testés en science.

Les scientifiques qui écrivent dans les journaux savants qui font évoluer la connaissance du non-verbal ne citent jamais M. Turchet ou ce lexique qu’il peaufine depuis plus de 20 ans.

Tous les scientifiques interviewés pour cette enquête parlent de pseudoscience.

Réponse de Philippe Turchet : « Mais j’ai jamais dit, moi, que la synergologie était une science ! »

Je n’ai pas besoin de décoder le langage corporel de M. Turchet pour piger que la question de la scientificité de la synergologie l’irrite. Il revient souvent sur ce doctorat qu’il prépare en cotutelle UQAM et Paris Ouest Nanterre La Défense (titre : Étude multimodale sur l’identification de l’attention), qui se basera sur des éléments de synergologie. « Je fais ce doctorat pour montrer que le langage du corps, c’est quelque chose de sérieux. »

M. Turchet évoque le non-verbal, mais affirme que la synergologie, c’est « le langage du corps ». La science étudie le non-verbal. La synergologie, le langage du corps. Pas la même chose, pour lui.

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Ça s’appelle Langage corporel I et c’est une formation de deux heures donnée sur le site du Barreau du Québec. Jeux-questionnaires, mises en situation avec des comédiens : la synergologue Christine Gagnon, associée de M. Turchet, enseigne les secrets du non-verbal aux avocats.

Vrai ou faux : la synergologie s’appuie sur une démarche scientifique rigoureuse ? (La bonne réponse, dans le test : « vrai » – même si M. Turchet dit que ce n’est pas une science.)

Votre interlocuteur rentre une main dans la manche du bras opposé ? Il cache quelque chose.

Votre interlocutrice se frotte sous le nez ? Elle tient des propos inexacts. Elle met sa main devant sa bouche ? Elle retient de l’information.

Langage corporel I et II ont été visionnés 3000 fois sur le site du Barreau par des avocats qui accumulent des crédits en vue de leurs obligations de formation professionnelle continue.

L’an dernier, les juges de la Cour supérieure, section région de Québec et d’Abitibi, ont été formés en synergologie. « Génial de voir qu’une tranche de la société qui prend de grosses décisions s’intéresse et s’éduque à comprendre la communication non verbale », a commenté le synergologue Christian Martineau au sujet de son passage à Val-d’Or.

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M. Turchet a conquis ce qu’il appelle « le grand public ». Maintenant, il veut conquérir les tours académiques. D’où ce doctorat qu’il prépare. Études qui permettent déjà à Philippe Turchet de se présenter comme chercheur indépendant en synergologie, en citant les deux universités qui supervisent son doctorat.

La science le boude. Il le sait. Le méprise, même. Le seul moment où il s’empourpre dans cette entrevue, c’est pour fustiger Pascal Lardellier, prof de communications français, auteur d’un article très cité qui dénonce la synergologie comme une pseudoscience.

« Une fois que vous avez votre doctorat, c’est un pied de nez à tous ces scientifiques qui vous auront méprisé ?

– Oui. D’une certaine manière.

– Ça vous donne une sorte d’imprimatur…

– C’est ça. Et puis moi, j’aimerais être dans les dictionnaires un jour. Moi, je n’ai pas d’enfants. Je ne me reproduirai pas par mes enfants. Mais ce que je crois, c’est que ces idées-là, dans 20 ans, dans 30 ans, dans 50 ans, elles seront dans le champ de la science. Et puis on dira, y a un type qui était… Avec d’autres ! Pas tout seul, avec d’autres, y a un type qui croyait à ça et qui pensait qu’il fallait partir du langage du corps. Et je pense que j’ai raison… »

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