Des accusations d’imposture

Dans cette enquête sur la synergologie, j’ai parlé à des scientifiques qui pratiquent au Québec, en France et aux États-Unis. Des gens qui ont publié sur le non-verbal chez l’humain ou qui travaillent avec des publications scientifiques touchant le sujet. J’ai appris deux choses, en gros.

Un, il existe une telle chose que les « sciences du non-verbal » : des chercheurs de plusieurs disciplines publient leurs études sur le non-verbal humain dans des dizaines de revues savantes, depuis des décennies.

Deux, les chercheurs que j’ai interviewés considèrent tous que la synergologie est une imposture qui singe le langage de la science, la démarche de la science, mais qui colporte des choses qui sont loin d’être vraies et vérifiées en sciences du non-verbal.

Maria Hartwig (chercheuse américaine et coauteure de dizaines d’articles scientifiques sur le non-verbal), Michel Saint-Yves (psychologue judiciaire, auteur d’ouvrages sur l’interrogatoire policier, prof à l’École nationale de police), Pascal Lardellier (chercheur en communication à l’Université de Bourgogne), Nicolas Rochat (doctorant en psycho à Paris 8, qui a fait des recherches sur le mensonge et sur l’imposture scientifique), Serge Larivée (prof à l’Université de Montréal, spécialiste des impostures scientifiques), Pierrich Plusquellec (éthologue, prof à l’UdeM, chercheur au Centre d’études sur le stress humain) et Vincent Denault (ex-synergologue qui prépare un mémoire de maîtrise pour débusquer les mythes de la synergologie) ont tous utilisé le même mot en parlant de cet « outil » créé par le Français Philippe Turchet, lors d’entrevues séparées : pseudoscience.

« C’est une pseudoscience, je ne suis pas le seul à le dire. »

— Michel Saint-Yves, psychologue judiciaire, auteur d’ouvrages sur l’interrogatoire policier, professeur à l’École nationale de police

Le principe de « ces approches », dit M. Saint-Yves, est toujours le même : on cite de vraies recherches, des chercheurs véritables. « Et de là, on étire la sauce. »

La science étudie pourtant le non-verbal. Des études menées avec une méthodologie reconnue existent, soumises à des journaux savants qui en évaluent la rigueur comme le veut la coutume : par le filtre de comités de lecture anonymes qui ne connaissent pas les auteurs de l’article soumis. Et qui décident, ou pas, de publier. Ces revues sont citées, ou pas, par d’autres scientifiques qui font des recherches et qui publient. Ainsi avance la science, lentement.

Philippe Turchet, créateur de la synergologie, a conçu un « lexique » des gestes humains. Plus de 1700 gestes répertoriés et décryptés en vase clos, selon des standards non scientifiques, qui permettent de traduire ces gestes en pensées secrètes, en mensonges refoulés, en émotions inavouables. 

Et même si, de 1982 à 2005, quelque 3000 publi-cations scientifiques ont scruté le non-verbal, M. Turchet m’a dit cette chose énorme, l’équivalent scientifique de dire que le Canadien de Montréal est une équipe de boulingrin : « Généralement, dans les sciences humaines, on peut difficilement faire des expériences. »

La bible de la méthodologie et des pratiques établies en sciences du non-verbal s’appelle The New Handbook of Methods in Non Verbal Research. Brique de 500 pages, elle notait dans sa seconde édition (2005) que ces 3000 articles et livres scientifiques portaient notamment sur les expressions faciales, le regard, la posture, les gestes des mains, les mouvements de tête… Ce qui tombe en plein dans les certitudes de la synergologie, qu’elle jure négligées par la science !

Si les synergologues et leurs adeptes lisaient le New Handbook of Methods in Non Verbal Research, ils seraient déçus : la science réfute leurs certitudes. Page 139 : « Les mouvements du corps ne peuvent pas être traduits aussi directement que le langage verbal. » Et : « Plusieurs des gestes de main et du corps sont si singuliers qu’ils ne veulent rien dire », une affirmation qui contredit tout ce que j’ai lu et entendu des synergologues, depuis des semaines.

Dans ce livre, on souligne l’existence d’une industrie de la pseudoscience du langage corporel – « qui dessert le champ de la recherche en non-verbal » – aux États-Unis, depuis des décennies. En cela, la synergologie n’a rien inventé : le classique Lisez dans vos adversaires à livre ouvert (How to Read a Person like a Book) a été publié en 1971, 42 ans avant le Je lis en vous, savez-vous lire en moi ? de la synergologue Annabelle Boyer.

Là où la science offre mille nuances, la synergologie utilise des formules-chocs pleines de conviction.

Michel Saint-Yves n’est pas surpris de la popularité de la synergolgie : « Lire des livres sérieux [sur le non-verbal], c’est moins distrayant que de lire des livres du type La vérité sur le mensonge. »

Maria Hartwig : « Si vous n’avez pas de formation scientifique, la synergologie peut facilement vous berner. »

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