Pierre Gagné, 1947–2016

Le majordome des premiers ministres

Sourd. Aveugle. Muet. C’est ainsi que Pierre Gagné s’est décrit à Jacques Parizeau quand il s’est glissé pour la première fois derrière le volant de la voiture du chef du Parti québécois, au début de la campagne électorale de 1989.

En trois mots, M. Gagné venait de résumer une des qualités essentielles – la discrétion – qui lui ont permis de servir quatre premiers ministres successifs : les péquistes Parizeau, Lucien Bouchard et Bernard Landry, mais aussi le libéral Jean Charest.

Personne n’a eu un accès aussi privilégié à l’intimité des chefs du gouvernement au cours du dernier quart de siècle – à part bien sûr les femmes de ceux-ci et peut-être leurs gardes du corps, qu’il appelait ses « petits copains ». Et pour cause : M. Gagné, mort d’un cancer à l’âge de 68 ans, le mois dernier, a été, jusqu’à sa retraite à la veille des élections de 2012, le majordome des premiers ministres québécois pendant près de deux décennies.

Le Petit Robert définit le majordome comme « le chef des domestiques ». Sauf que Pierre Gagné ne disposait pas d’une équipe. Il était un one man show, si l’on peut décrire ainsi un homme qui a toujours préféré travailler dans l’ombre. « Il savait tout faire : cuisinier, plombier, électricien. C’était un gars drôle, amusant, très gentil et surtout d’une grande discrétion », dit Lucien Bouchard. Un homme, explique Jean Charest, qui « aidait le premier ministre à organiser sa vie quotidienne de façon à ce qu’il puisse se consacrer à son travail ».

CRÉATION DU POSTE DE MAJORDOME

Pierre Gagné a mis le pied dans le monde politique par accident, raconte Lorraine Frappier, avec qui il a été marié pendant 37 ans.

« Pierre et la politique, ce n’était pas compatible. Il n’a jamais milité et n’a jamais eu de carte de membre d’un parti. Ce n’était pas sa tasse de thé. »

— Lorraine Frappier

Mais en 1989, une amie du couple qui travaillait dans l’entourage de M. Parizeau lui a offert le poste de chauffeur après avoir appris qu’il venait de quitter son emploi dans la restauration. Il a dit oui.

La parenthèse politique s’est refermée au terme de la campagne, qui s’était soldée par la réélection du Parti libéral de Robert Bourassa. Mais le téléphone a de nouveau sonné lors des élections suivantes, cinq ans plus tard. « On pensait que c’était naturel que le chef puisse compter sur une personne qui voyage avec lui et s’assure que ses habits soient propres et qu’il ait tout ce qu’il faut », se souvient Jean Royer, qui allait devenir le chef de cabinet de M. Parizeau.

Après la victoire du Parti québécois, le nouveau premier ministre a fait de lui son majordome, un poste qui n’existait pas auparavant (mais qui a survécu à la retraite de M. Gagné : aux dernières nouvelles, Philippe Couillard a toujours le sien). Il était tout sauf grassement payé. « Bien en bas de 50 000 $ », dit Mme Frappier, pudiquement.

La petite cuisine de l’édifice J, le célèbre « Bunker » où le bureau du PM se trouvait à l’époque, est devenue son royaume. Il y arrivait aux aurores, selon Jean Royer. « Quand le secrétaire général du gouvernement, Michel Carpentier, et moi arrivions au bureau, à 6 h 30, il était déjà là, en train de préparer le bouillon pour la soupe du midi ! »

UN CORDON-BLEU

Diplômé de l’École internationale d’hôtellerie à la fin des années 60, M. Gagné avait entre autres été sommelier, gérant d’auberge et propriétaire d’un restaurant couru à Sorel-Tracy, où l’ancien premier ministre Robert Bourassa et sa femme Andrée, originaire de l’endroit, allaient souvent manger, dans les années 80.

Il était un cordon-bleu et s’assurait que le premier ministre s’alimentait bien et de façon équilibrée. « Il ne voulait pas que ce soit de la nourriture de restaurant, dit Lorraine Frappier. Il disait qu’il fallait de l’amour là-dedans ! »

Il savait aussi s’adapter à ses convives. Il était capable de préparer autant des hamburgers et des frites maison aux jeunes garçons de Lucien Bouchard, lorsque ceux-ci visitaient leur père au Bunker, que des plats beaucoup plus raffinés.

« Quand j’avais reçu Stephen Harper à Québec en 2006, il avait été tellement impressionné par sa bisque de homard qu’il voulait absolument savoir qui l’avait préparée, se rappelle Jean Charest. Je me suis dit qu’il allait me le voler ! »

M. Charest n’a jamais regretté d’avoir maintenu M. Gagné en poste à son arrivée au pouvoir en 2003, même s’il avait servi auparavant des hommes politiques issus d’un parti rival. « Il avait un très grand respect de la vie privée. Il n’a jamais commis avec moi d’indiscrétions sur les trois premiers ministres précédents », dit-il. En fait, selon M. Charest, il n’avait qu’un seul défaut : ses portions étaient trop généreuses ! « Je lui ai dit que j’avais moi aussi un travers de génération : on m’avait élevé à finir mon assiette », dit-il en riant.

TÉMOIN PRIVILÉGIÉ

Dans le cadre de ses fonctions, M. Gagné a vécu de l’intérieur d’innombrables remaniements ministériels et été un témoin privilégié de plusieurs moments forts de l’histoire récente du Québec. Il a surtout travaillé à Québec, que ce soit au bureau du premier ministre ou à la résidence officielle du 1080, avenue des Braves, puis de l’édifice Price. Mais le soir du référendum de 1995, il était à Montréal dans la suite de Jacques Parizeau au Palais des congrès. « Les gens dans la salle voisine essayaient d’avoir les réactions de M. Parizeau, mais Pierre ne laissait rien paraître », se souvient Lorraine Frappier.

Un peu plus de deux ans plus tard, pendant la crise du verglas, il faisait l’aller-retour quotidien entre sa maison de Tracy et le bureau de M. Bouchard, dans l’édifice d’Hydro-Québec. « Il dormait quatre heures par nuit, mais il voulait que le premier ministre soit bien nourri, ajoute Mme Frappier. Il préparait les repas à la maison et les apportait à Montréal. »

Cette loyauté à toute épreuve lui a valu une amitié sans faille de ses anciens patrons. Le jour de ses funérailles, Bernard Landry était retenu en Europe, mais Lucien Bouchard et Jean Charest ont tous deux pris la parole dans l’église de Sutton, la ville où il vivait depuis une quinzaine d’années. « Il a été un très bon compagnon de voyage », résume M. Charest.

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