« Je veux donner avant de penser à moi »

Rencontre avec la réfugiée syrienne Shoushi Bakarian, étudiante à l’Université Concordia à l’origine d’une invention dans le domaine de l’aérospatial qui a attiré l’attention de Bombardier et de la Fondation Malala.

Shoushi Bakarian n’aime rien mieux que de rester dans sa bulle. Mais la notoriété soudaine que lui vaut l’invention d’un appareil pour refroidir l’air des avions l’a convaincue d’en sortir.

Réfugiée syrienne et étudiante en génie aérospatial à l’Université Concordia, elle a conçu et réalisé, à 21 ans, le Ventus, un appareil à énergie propre qui rafraîchit les cabines de Cessna, à la demande du patron de Stratos Aviation, où elle travaille les week-ends pour payer ses études.

« J’adore travailler avec Shoushi », dit Naor Cohen, propriétaire de Stratos, une petite entreprise d’aviation et de simulation de vol établie à Dorval. « L’ambiance est très amicale. Et Shoushi est super impliquée dans les affaires de sa communauté. »

Aussitôt après l’annonce de cette invention, Bombardier lui a offert un emploi. Et la Fondation Malala, dirigée par la jeune Prix Nobel de la paix Malala Yousafzai, lui a demandé de raconter son histoire pour soutenir l’éducation des filles.

« Je n’aime pas l’attention », avoue la jeune femme qui a eu 22 ans le 6 janvier. « Mais, ajoute-t-elle en français, sa quatrième langue [après l’arménien, l’arabe et l’anglais], j’ai reçu beaucoup de courriels de gens qui disaient : “Tu es une inspiration, un modèle…” Je me suis dit : “O.K., si je fais ça aux gens, je dois continuer, je dois sortir du confort de ma bulle.” »

Sortir de sa bulle, c’est d’ailleurs ce qu’elle fait en nous accordant une rare entrevue où elle détaille les étapes qui l’ont menée d’Alep à Montréal en passant par Beyrouth, où elle a vécu un peu plus d’un an : les bombes, le Liban, son arrivée ici en plein hiver, ses déménagements trop nombreux à son goût, la loi 101, son amour de la poutine, des chiffres et des moteurs d’avion.

La Syrie est son pays. L’Arménie, son pays d’origine. Et le Québec, son pays d’adoption.

Mariage des cultures

« J’ai trois cultures, précise-t-elle : arménienne, syrienne et canadienne. Je pense que je suis canadienne parce que je suis bilingue. Mais je suis québécoise parce que je crois que la loi 101 est une bonne chose et parce que c’est le Québec qui m’a acceptée en premier. C’est le Québec qui m’a donné une maison et tout ce que j’ai. J’aimerais mieux parler français. Ça va prendre encore un peu de temps, mais je vais y arriver. »

Shoushi Bakarian veut utiliser sa nouvelle « célébrité » pour inspirer les gens. Mais aussi pour inciter les filles à poursuivre des études et à choisir des métiers non traditionnels. 

« Les sciences, ce n’est pas juste pour les garçons. C’est pour tout le monde. Les filles n’ont pas à étudier dans des domaines qu’elles n’aiment pas, ce n’est pas vrai. »

— Shoushi Bakarian, étudiante en génie aérospatial à l’Université Concordia

En même temps, elle fait ce qu’elle aime le plus au monde : étudier les avions. « C’est incroyable ! Ne trouvez-vous pas ça incroyable ? Personne ne comprend comment ça peut voler, mais ça vole ! »

Shoushi est en troisième année d’université. Elle avait 17 ans, presque 18, quand elle est arrivée au Québec, en provenance du Liban, avec ses parents et sa sœur aînée. Quelques jours plus tard, elle prenait le métro. Direction Concordia où elle s’est inscrite en génie mécanique, pour l’année 2016-2017, avant de changer pour génie aérospatial, l’année suivante. Mais avant de mettre les pieds à l’université, elle a suivi huit mois intensifs de cours de français.

« J’ai déménagé trop souvent »

Depuis peu, elle habite à Laval où ses parents ont acheté un appartement. Son père travaille dans une entreprise de tissu et sa mère, chez un nettoyeur.

« Laval, c’est ma maison. C’est normal pour vous de dormir dans un appartement qui appartient à quelqu’un d’autre. Mais pour moi, c’était difficile. J’ai déménagé trop souvent. Je veux rester où je suis. Plus personne ne va me dire de partir. »

— Shoushi Bakarian, étudiante en génie aérospatial à l’Université Concordia

Premier emploi : McDo, à Cartierville. Elle y a travaillé pendant près de deux ans avant de remettre sa démission. Deux mois plus tard, en mars 2018, Stratos Aviation lui offrait un poste d’instructeur de stimulateur de vol et la chance de réaliser sa première invention : le Ventus qui, en plus d’assurer le refroidissement de l’air des cabines, permet de recharger les téléphones, les tablettes et les GPS en vol. « L’idée de faire cet appareil me trottait dans la tête depuis quelques années », précise Naor Cohen.

Une centaine de personnes ont déjà passé des commandes. Et les premiers appareils seront livrés dans deux semaines.

Du temps pour elle ? « Oui, j’en ai », répond celle qui étudie à temps plein, occupe deux emplois, est chef scout et joue dans une ligue de volley-ball avec des membres de la communauté syrienne de Montréal. Sans parler du club technique dont elle est membre, à Concordia, qui conçoit et réalise des avions. Chaque année, ce club participe à une compétition internationale qui a lieu aux États-Unis. Mais Shoushi ne peut pas y aller parce qu’elle n’a pas la citoyenneté canadienne.

Shoushi ne sait pas encore ce qu’elle fera dans deux ans, une fois son diplôme de génie en poche : maîtrise, marché du travail, techniques d’avionique… Plusieurs options s’offrent à elle. Mais ce qu’elle aimerait faire par-dessus tout, c’est de la recherche pour développer des moteurs qui permettraient aux avions d’être « plus durables ». « L’aviation produit 2 % de toute la pollution, explique-t-elle. C’est peu, mais on peut réduire ça pour faire encore moins de pollution. Je veux faire des avions qui utilisent peu d’essence. »

Ça et aider les autres.

« Mes parents m’ont tout donné. Maintenant, je veux voir comment je peux inspirer d’autres personnes. Je veux donner avant de penser à moi. »

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