Ils ont ramé pendant deux ans. De 30 à 40 heures par semaine, bénévolement. Mais le bateau était énorme, sans capitaine, et fuyait de partout.
Alors que le Centre universitaire de santé McGill (CUSM) menaçait de sombrer dans l’encre rouge, les membres indépendants de son conseil d’administration ont tenté d’appeler le ministre de la Santé à la rescousse. « On a frappé un mur », raconte l’un d’eux, Glenn Rourke.
L’hôpital faisait face à des compressions budgétaires qui risquaient d’affecter les patients. Il n’avait pas de président-directeur général depuis près d’un an. Le moral du personnel était au plus bas.
« Nous avons tenté plusieurs approches auprès du ministre : des courriels, des téléphones à son bureau. Aucune réponse. Pas un accusé de réception. Rien. »
— Glenn Rourke, ancien membre indépendant du conseil d’administration du CUSM
Non seulement Gaétan Barrette ignorait-il royalement les administrateurs, mais il ne manquait pas non plus une occasion de remettre en question leur compétence. En juillet, il a fourni au journal Montreal Gazette un rapport du Ministère recommandant la mise sous tutelle du CUSM… avant même de permettre au conseil d’administration d’en prendre connaissance.
Ç’a été la goutte qui a fait déborder le vase. Les 10 membres indépendants du C.A. ont quitté le navire. « Il y avait des larmes dans la salle, après les milliers d’heures que nous avions consacrées pour un hôpital qu’on aime », dit M. Rourke.
deux vagues, un Dénominateur commun
À en croire M. Barrette, il n’y a aucun lien entre cette vague de démissions au CUSM et celle qui a touché le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) en 2015. « C’est complètement différent. Le débat était d’un tout autre ordre », a-t-il soutenu en juillet.
Il y a pourtant un dénominateur commun à ces départs : le ministre de la Santé lui-même.
« Cela a été un épisode pénible », se rappelle Michel Gervais, l’un des quatre administrateurs ayant quitté le CHUM en même temps que son directeur général, Jacques Turgeon, pour protester contre l’ingérence de M. Barrette dans l’embauche du chef de la chirurgie.
« Le ministre a non seulement raconté des demi-vérités, il a carrément menti aux gens. »
— Michel Gervais, ancien administrateur du CHUM
« Le ministre est intervenu. On savait qu’il avait décidé qui serait nommé. Il a dit qu’il avait seulement conseillé M. Turgeon, mais si vous avez un revolver sur la tempe… »
« Barrette, il est bully avec tout le monde, constate M. Rourke. Il est très brillant, mais il y a des gens brillants qui pensent pouvoir tout faire. Avec lui, c’est “My way or the highway”. »
Le ministre a refusé de nous accorder une entrevue. « Toute gouvernance qui entraîne un changement significatif dans une organisation d’une telle grandeur générera son lot d’insatisfactions, de perceptions et de critiques. C’est normal. De là à qualifier ces perceptions d’intimidation, il s’agit, à mon avis, d’un pas qu’on ne peut franchir », nous a-t-il écrit par courriel.
SOUS LA BOTTE DU MINISTRE
Gaétan Barrette est déterminé à transformer le réseau de la santé au Québec. Pour y arriver, il n’hésite pas à appliquer les méthodes musclées qui l’ont caractérisé tout au long de son parcours professionnel.
Depuis son arrivée en poste, il a écarté ses opposants, muselé les chiens de garde du réseau et émasculé les conseils d’administration. « Il s’est dit qu’il avait trois ou quatre ans pour réformer le réseau et que pour y parvenir, il devait supprimer tous les obstacles. Et c’est ce qu’il a fait », constate M. Gervais, qui dénonce le régime « totalitaire » mis en place par M. Barrette.
« C’est la totale soumission des conseils d’administration à la volonté du ministre. Tout doit être approuvé par le Ministère », ajoute l’ancien recteur de l’Université Laval.
« Le Ministère nous envoyait les résolutions qu’il fallait passer au conseil », confirme M. Rourke, un administrateur de grande expérience.
« À quelques reprises, on a dit : “Ça ne passe pas.” On a changé des mots. Si c’était accepté, ce l’était très difficilement. »
— Glenn Rourke, ancien membre indépendant du conseil d’administration du CUSM
« Comme administrateur, je ne voyais carrément pas ce que pouvait être ma valeur ajoutée », dit Jean Landry, qui a démissionné de la présidence du C.A. du centre intégré universitaire de santé et des services sociaux (CIUSSS) de l’Est-de-l’Île-de-Montréal en juin 2016.
« Tout était décidé d’avance. Même si j’avais voulu renverser une décision, je me serais fait répondre que cela venait du Ministère, qu’il n’y avait rien à faire », dit M. Landry, ancien président et chef de l’exploitation de Fiducie Desjardins.
Il a lui aussi a tenté de communiquer avec le ministre, sans succès. « J’ai appelé à son bureau de comté. J’ai demandé un rendez-vous. La dame qui m’a répondu m’a dit : “Je vous rappelle.” Elle ne m’a jamais rappelé. Je me serais attendu à cinq minutes. »
UN RÉSEAU SOUS PRESSION
« Ce n’est pas la première réforme en santé, mais c’est la première fois que les gestionnaires, au lieu d’y contribuer, deviennent des exécutants », dit Chantal Marchand, présidente-directrice générale l’Association des gestionnaires des établissements de santé et de services sociaux. « Dans toutes les régions du Québec, on sent qu’ils ont une épée de Damoclès au-dessus de la tête ; s’ils ne livrent pas les résultats attendus, ils seront congédiés. »
« Il y a beaucoup de pression », confirme un gestionnaire de l’est du Québec qui tient à conserver l’anonymat par crainte de représailles. « Il faut constamment envoyer des états de situation au Ministère. On passe une bonne partie de notre travail à faire ça. Le ministre a dit : “S’il y en a qui ne comprennent pas, on va leur faire comprendre.” Ce sont pratiquement des menaces. »
« Les mandats qui descendent du cabinet sont rapides et nombreux. Les cadres n’ont pas le temps de réfléchir ni de respirer », dit Carole Trempe, directrice générale de l’Association des cadres supérieurs de la santé et des services sociaux, dont le nombre de membres a chuté de façon spectaculaire avec les fusions de 182 établissements en 34 entités beaucoup plus larges.
Le ministre a annoncé sa réforme en conférence de presse. Les cadres n’ont eu aucun préavis. « Cela a été brutal, dit Mme Trempe. Un directeur m’a dit : “Carole, je suis rentré au bureau le lundi sans savoir que je prendrais ma retraite le vendredi.” Il n’a pas eu le temps de préparer son départ. C’est une forme de violence. »
Comme d’autres, elle déplore l’omerta qui s’est instaurée dans le réseau.
« Lorsqu’on fait affaire avec quelqu’un qui est convaincu qu’il a raison, si on va à l’encontre de ce qu’il nous dicte, on s’expose. Chaque fois qu’un dirigeant prend une décision, il prend un pari sur son avenir. »
— Carole Trempe, directrice générale de l’Association des cadres supérieurs de la santé et des services sociaux
« Dans ses discours, le ministre enrobe les choses, mais dans les faits, c’est la loi du silence. Cette peur dans le réseau, c’est très dangereux pour les patients. Les professionnels ont peur de témoigner, de dénoncer. Quand ils sont témoins de situations qui mettent les gens en difficulté, cela peut être très grave », dénonce la députée Diane Lamarre, porte-parole péquiste en matière de santé.
Les critiques sont de plus en plus rares, constate lui aussi Paul Brunet, porte-parole du Conseil pour la protection des malades. « Il n’y a plus personne qui parle. Le ministre est en train de s’assurer que tout le monde lui sera loyal. Ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi, mais j’oserais dire que les gens ne sont pas loyaux à M. Barrette. Ils le craignent. »