Chronique

Le paradoxe de la tolérance

Philippe Lamarre dort mal depuis une semaine.

Pour la première fois de sa carrière, des employés lui font la gueule. Sur les réseaux sociaux, il a eu droit à une pluie de messages indignés. Près de 600 personnes se sont désabonnées de la page Facebook de son magazine, Urbania.

Pourtant, tout partait d’une bonne intention.

Il y a longtemps que Philippe Lamarre voulait « crever l’abcès ». Sortir de la chambre d’écho médiatique. Faire entendre une voix que l’on n’entend pas, ou si peu, chez Urbania.

Alors, le patron du magazine de gauche a offert une tribune à un polémiste de droite : Éric Duhaime, animateur au FM93, celui-là même qui a eu un jour ces mots célèbres : « Mieux vaut de la mauvaise information que pas d’information pantoute. »

Éric Duhaime a sauté sur l’occasion. C’est que, justement, il en a assez des citations tirées « hors contexte », qui ne servent selon lui qu’à caricaturer les animateurs de radio de Québec.

Enfin, il pourra exprimer le fond de sa pensée à un lectorat qui n’est manifestement pas gagné d’avance.

Lui aussi parle de l’importance de bâtir des ponts, à l’heure où les algorithmes des réseaux sociaux nous enferment dans des bulles idéologiques toujours plus étanches.

« Faut vraiment qu’on se parle, pas juste entre ceux qui pensent pareil. Ça presse ! », écrit-il dans sa première chronique.

« On se caricature mutuellement, et au final, on ne prend pas le temps d’essayer de se comprendre », plaide de son côté Philippe Lamarre. « Donnons-lui sa chance. »

Je veux bien. Je ne doute pas qu’il faille du courage aux deux hommes pour sortir ainsi de leur zone de confort respective. Leur tentative de rapprochement est louable, en cette époque de clivage croissant. Difficile d’être contre les efforts d’une salle de rédaction de présenter une pluralité de voix.

Alors oui, je dis bravo à tout cela.

Seulement, je m’interroge : Urbania a-t-il misé sur le bon cheval ? Comment peut-on espérer construire des ponts en offrant une tribune à une personnalité qui carbure justement à la division depuis des années ?

La droite ne mérite-t-elle pas une voix moins stridente que celle d’Éric Duhaime pour se faire entendre ?

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Le principal intéressé plaide pour la tolérance. À son avis, la gauche en manque. Beaucoup.

Selon Éric Duhaime, l’élection de Donald Trump est « une réponse, somme toute modérée, à la montée d’une gauche de plus en plus radicale et totalitaire. Cette dangereuse fermeture d’esprit s’exprime de plus en plus souvent même ici, chez nous ».

Selon lui, les élites médiatiques du Québec penchent toutes du même bord – à gauche. (Je n’ai jamais bien compris pourquoi les chroniqueurs qui penchent de l’autre bord ne faisaient pas partie de ces fameuses élites, mais ça, c’est une autre histoire.)

Admettons que les médias, toutes couleurs confondues, ont encore du chemin à faire pour offrir une plus large diversité de points de vue. Il s’agit d’un enjeu qui préoccupe les patrons de bien des salles de rédaction, au Québec comme ailleurs. En cela, la main tendue d’Urbania est digne de mention.

Mais au nom d’une plus vaste pluralité d’opinions, les médias n’ont pas à publier n’importe quoi.

Lorsqu’ils traitent des changements climatiques, par exemple, ils n’ont pas à citer des négationnistes du climat pour donner à leurs lecteurs « les deux côtés de la médaille ».

Ils n’ont surtout pas à diffuser des théories du complot et de fausses nouvelles.

Ils ne sont pas tenus de tolérer l’intolérance.

C’est un peu ce que les détracteurs d’Éric Duhaime ont reproché à Urbania lorsqu’ils ont appris que l’animateur y tiendrait désormais une chronique hebdomadaire.

« Duhaime, c’est une décennie de commentaires désobligeants pour dénigrer ceux qui ne pensent pas comme lui », s’est indigné le blogueur humoristique Mathieu Charlebois sur Facebook.

Au micro du FM93, Éric Duhaime a notamment laissé entendre que les victimes de viol l’avaient un peu cherché ; que la tête de porc posée devant la mosquée de Québec, ce n’était pas un geste haineux, juste « une joke niaiseuse ».

L’animateur a aussi relayé un paquet de fausses nouvelles sans prendre la peine de rectifier les faits par la suite.

Les paniers de Noël rebaptisés « Paniers de l’espoir » ? Un scandale de notre triste époque multiculturaliste… depuis 1982.

Le corps du petit Aylan Kurdi échoué sur une plage ? Une mise en scène cyniquement orchestrée par les médias…

À travers ce brouillard de mensonges, Mathieu Charlebois ne voit aucun terrain d’entente possible. « C’est quoi le middle ground que je suis supposé trouver avec quelqu’un qui répand de la fake news comme on répand du fumier dans un champ d’indignation ? »

Sacrée bonne question.

Pour citer la philosophe Hannah Arendt : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. »

J’ajouterais que la tolérance pour les fictions empoisonnées comporte un prix que la société québécoise n’a pas les moyens de payer.

***

Lundi, le Globe and Mail a publié dans sa section « opinions » un texte d’Ezra Levant, fondateur du site The Rebel… et ancien patron d’Éric Duhaime, qui a été chef du bureau québécois de ce média d’extrême droite avant de prendre ses distances, en 2017.

Comme pour Urbania, cette décision du Globe lui a valu un déferlement de réactions outrées. Ses propres journalistes étaient scandalisés.

Dans son texte d’opinion, Ezra Levant reproche au gouvernement libéral –  qu’il conspue par ailleurs avec une hargne impressionnante – de lui avoir refusé une accréditation de presse.

« La liberté de la presse s’applique à tout le monde – même à The Rebel », sermonne-t-il.

Le problème, c’est que The Rebel ne fait pas de journalisme. Il offre une tribune à des théoriciens du complot et à des suprémacistes blancs… quand il ne les embauche pas carrément !

En lui ouvrant ses pages, le Globe and Mail lui a conféré une crédibilité inespérée… et dangereuse. Soudain, il l’a rendu plus fréquentable. Il a banalisé son discours de haine, sous le prétexte illusoire d’offrir une pluralité de points de vue à ses lecteurs – qui n’en demandaient pas tant.

Pas étonnant qu’Ezra Levant jubilait d’avoir eu accès à cette plateforme, qu’il ne cesse pourtant de dénigrer.

The Rebel n’a jamais offert qu’une vision, furieuse et intolérante, à ses centaines de milliers d’abonnés. C’est un organe de propagande, bâti sur la haine et la peur de l’autre.

Et c’est ce torchon d’extrême droite qui réclame des autres une tolérance et une ouverture d’esprit dont il n’a jamais fait la moindre preuve.

Désolée, mais il y a des limites à ce qu’on peut, à ce qu’on doit tolérer. C’est ce qu’un autre philosophe, Karl Popper, a appelé le « paradoxe de la tolérance » : 

« Si l’on est d’une tolérance absolue, même envers les intolérants, et qu’on ne défend pas la société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance. »

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