Chronique

« Le triomphe de la vérité »

Jean-Louis Baudouin se penche sur une énorme pile de feuilles. L’écriture est presque illisible. Il suit la première ligne du doigt. Puis il lit à voix haute les mots de son arrière-grand-père : 

« C’est avec une très vive émotion que j’aborde ce débat… »

Ainsi s’ouvrait, en mars 1904, le réquisitoire historique du procureur Manuel-Achille Baudouin devant la Cour de cassation, plus haute instance judiciaire de France.

Historique, parce qu’il allait mettre un point final à l’affaire Dreyfus, en corrigeant enfin cette injustice qui avait déchiré la France et agité de nombreux pays.

Ces documents précieux ont traversé l’Atlantique en 1944 dans les valises du père de Jean-Louis, Louis Baudouin (petit-fils de Manuel-Achille), venu enseigner le droit à McGill. Jean-Louis en a hérité. Et après une brillante carrière de professeur à l’Université de Montréal, de juge à la Cour d’appel du Québec, d’auteur et d’avocat-conseil, il prend sa retraite à 81 ans.

« Je vais enfin avoir le temps de me mettre le nez là-dedans », dit-il avec appétit.

On est ému en contemplant la grande histoire écrite à la main, en pattes de mouche. Lettres attachées, penchées, pressées d’atteindre la conclusion. Mots inscrits à l’encre noire d’une plume fine, sur des pages et des pages. Et presque sur chaque ligne, comme dans un cahier d’écolier, des soulignements au crayon de bois, rouge ou bleu, qui paraissent aussi intenses qu’incompréhensibles, dans un salon de Montréal, à 115 ans de distance.

***

L’affaire Dreyfus a eu un tel retentissement en France qu’un siècle après, il était à peine nécessaire de l’appeler par son nom. C’était « l’Affaire » (1) tout court. Elle ressurgit ces jours-ci dans l’actualité, avec la sortie en France du film qu’y a consacré Roman Polanski, J’accuse. Mais c’est à peine si l’on parle de « l’Affaire ». L’attention est portée non sans raison sur Polanski, qui a fui la justice américaine après une condamnation pour viol, et qui fait l’objet de diverses allégations d’agression sexuelle.

L’affaire n’en mérite pas moins d’être revisitée, racontée, méditée…

***

Le capitaine Alfred Dreyfus était parmi les rares Juifs dans la hiérarchie militaire française. En 1894, on l’accuse d’avoir vendu des secrets militaires à l’Allemagne. La pièce à conviction centrale est un « bordereau », une lettre, censé être de la main de Dreyfus. Au terme d’un procès militaire à huis clos, il est déclaré coupable de haute trahison et envoyé en réclusion à l’île du Diable, en Guyane française. Mais au préalable, on organise une grande cérémonie dans la cour de l’École militaire à Paris, où on lui retire son grade et son épée, qui est rompue en deux et jetée à ses pieds, tandis que la foule hurle : « Mort aux Juifs ! »

Le crime est grave, la France ayant été humiliée en 1871 par l’Allemagne, et la condamnation fait du bruit. Mais au départ, presque personne ne remet en question la culpabilité de Dreyfus.

« Au départ, mon arrière-grand-père était convaincu de sa culpabilité. L’affaire avait été révisée deux fois et, chaque fois, le verdict avait été confirmé, alors… »

— Jean-Louis Baudouin

Mais il devait se trouver plusieurs justes pour redresser l’injustice. Le premier est le général Marie-Georges Picquart, qui s’aperçut assez vite que la pièce à conviction contre Dreyfus était un faux. Il est muté, méprisé, mais sa découverte permet de rouvrir le débat. Une « révision » est ordonnée, qui conclut encore à la culpabilité en 1899.

Mais entre-temps, Émile Zola s’était fendu du fameux texte pamphlétaire « J’accuse », et plusieurs « dreyfusards » se manifestaient. À l’opposé, les antidreyfusards, nationalistes antisémites, menaient la charge tout aussi violemment contre le prétendu traître.

Malgré sa deuxième condamnation, Dreyfus bénéficie d’une grâce présidentielle immédiatement après son procès. Pour la philosophe Hannah Arendt (2), le vrai moteur de ce renversement politique était la menace de boycottage de l’Exposition universelle de Paris en 1900.

Difficile à imaginer aujourd’hui, mais l’émoi international était tel que plusieurs pays menaçaient de boycotter l’événement si on ne réparait pas cette injustice.

Pour Arendt, la passion furieuse pour les affaires judiciaires à la fin du XIXe siècle s’explique par le fait que « la doctrine de l’égalité devant la loi était si implantée » qu’une seule erreur judiciaire « pouvait susciter l’indignation de Moscou jusqu’à New York ».

« Chaque affaire était un test de la plus grande conquête du siècle, l’impartialité de la justice », écrit-elle.

Le Québec n’était pas en reste. Katleen Leblanc, dans un mémoire produit à Trois-Rivières en 1998, a calculé que dans le seul journal La Presse, on a publié 248 articles sur « l’Affaire » entre 1894 et 1906, dont 62 fois en une !

***

L’affaire a convoqué juristes, politiciens, écrivains (on a parlé pour la première fois des « intellectuels » après le pamphlet de Zola), mais aussi les scientifiques.

Henri Bertillon, l’un des fondateurs des sciences judiciaires, mais aussi un antisémite virulent, fut appelé à la barre. Il était auréolé d’une réputation internationale. On lui doit les premières tentatives de physiologie, et en particulier les photos de face et de profil des criminels, que toutes les polices du monde ont adoptées. On parle même de « bertillonnage ». Quand le grand homme est venu dire que l’écriture du bordereau était celle de Dreyfus, le poids de son opinion était considérable. Il avait cependant étiré sa « science » en prétendant que même les différences dans l’écriture du bordereau et celle de Dreyfus étaient une preuve supplémentaire : le suspect simulait une autre écriture. Il dévoila un calcul des probabilités qui rendait impossible l’innocence de Dreyfus. Cette fumisterie provoqua l’entrée en scène de l’un des plus grands mathématiciens de l’époque, Henri Poincaré, qui dénonça cette pseudoscience.

***

Après la grâce présidentielle, les politiques espèrent l’affaire réglée une fois pour toutes. Mais Dreyfus est encore un coupable aux yeux de l’opinion. Pire encore : un Juif ayant bénéficié d’appuis en haut lieu pour échapper à la justice. Contre toute attente, il réussit tout de même à obtenir une nouvelle révision.

C’est alors que Manuel-Achille entre en scène, après la mort de celui qui devait être chargé de l’affaire.

« Mon père m’a dit qu’il était très généreux, mais qu’il avait un caractère bouillant, dit l’arrière-petit-fils. Dreyfus, lui, avait la réputation d’être cérébral, peu sympathique. »

Un avocat de l’époque dira que Dreyfus était « un esprit prétendu hautain et cassant […] en réalité un timide luttant contre sa timidité ».

Quoi qu’il en soit, après une étude minutieuse du dossier, Baudouin se convainc de l’injustice effroyable : ceux qui avaient imité l’écriture de Dreyfus et trempé dans le complot ont admis les faits, l’un s’est suicidé.

Baudouin le procureur avait la réputation d’être un magistrat « scrupuleux, passionné de justice, dont la verve passionnée passait parfois la mesure ». On rapporte que son très long réquisitoire était d’autant plus emporté qu’il réalisait tardivement l’injustice, comme la plupart.

Un commentateur de l’époque parle de sa « haine récente toute fraîche, [qui] est la voix de ces retardataires qui se pressent, de cette immense arrière-garde qui rejoint la petite armée victorieuse ».

Et si elle fut tardive, la victoire fut totale.

L’arrêt de la Cour de cassation a proclamé l’innocence de Dreyfus, comme Baudouin le demandait dans sa langue fleurie pour « préparer le triomphe de la vérité et de la justice qui, pour être parfois voilées ou méconnues par suite de l’infirmité de l’esprit humain, ne meurent du moins jamais ».

***

Au-delà des péripéties judiciaires, l’affaire a modelé la politique française pour des générations. Elle a exposé de manière crue l’antisémitisme dans l’élite française.

Pour Arendt, cette affaire a carrément semé les graines du sionisme, la « seule idéologie qui ait tenu sérieusement compte d’une hostilité » qui allait placer les Juifs « au cœur des événements mondiaux ».

***

L’arrêt de la Cour de cassation allait « libérer d’un lourd remords la conscience française », a écrit un commentateur.

Pour réparer l’injustice, on remit à Dreyfus son rang, la croix de chevalier de la Légion d’honneur et sa dignité. Une cérémonie eut lieu à l’École militaire pour le réhabiliter, mais par crainte des protestations antisémites, et aussi parce que Dreyfus craignait de ne pas supporter une cérémonie trop pompeuse, elle eut lieu dans la « petite cour ».

Dreyfus écrit plus tard sur cette cérémonie : « Ma pensée s’enfuit éperdue, réveillant les souvenirs endormis d’il y a douze ans, les hurlements de la foule, l’atroce cérémonie, mes galons arrachés injustement, mon sabre brisé, et gisant à mes pieds en tronçons épars… mon cœur battit à se rompre… la sueur couvrit mon front… »

Des officiers crient : « Vive Dreyfus ! » Il réplique : « Non, messieurs, je vous en prie. Vive la République ! Vive la vérité ! »

***

« Mon père m’a dit que jusqu’à sa mort [1917], mon arrière-grand-père a été sous protection policière », dit Jean-Louis.

Des années après la réhabilitation de Dreyfus, les antidreyfusards ne désarmaient pas. Quand on transporta les restes de Zola au Panthéon, un journaliste tira plusieurs coups de feu sur Dreyfus. Il bénéficia d’un non-lieu et fut célébré par la presse nationaliste.

Dreyfus a réintégré l’armée, fait la Première Guerre, et jusqu’à sa mort en 1935 a fait l’objet d’insultes et de menaces.

Manuel-Achille fut promu président de la Cour de cassation. « J’aimerais croire que c’est pour son talent, mais je soupçonne que son réquisitoire y est pour quelque chose », dit Jean-Louis, en montrant le « crachat », comme on surnomme la médaille du grand officier de la Légion d’honneur décernée à son bisaïeul.

***

« Il y a encore plein de petites affaires Dreyfus. Des erreurs judiciaires, il y en a. Pour moi, l’Affaire, c’est le triomphe de la justice dans une atmosphère antisémite en France. Elle montre la force du droit quand son application tombe entre les bonnes mains… La justice s’est faite tardivement, mais elle s’est faite », dit le représentant de la septième génération de magistrats Baudouin.

Il y en a une huitième, au fait, représentée par la juge Christine Baudouin, qui vient de rendre une décision « historique », ayant pour effet d’élargir l’aide médicale à mourir.

« Il doit y avoir une balance quelque part dans nos gènes », conclut l’arrière-petit-fils.

1. Jean-Denis Bredin, L’Affaire.

2. Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.