Chronique

Sexe et relations publiques

Il y a une sorte de règle non écrite concernant les poursuites en diffamation. Plus la somme réclamée est élevée, moins elles contiennent de droit et plus elles contiennent de relations publiques.

Aux dernières nouvelles, personne au Canada n’a obtenu un dédommagement de plus de 2 millions pour atteinte à sa réputation. On parle de deux cas exceptionnels qui remontent à 1995. On parle notamment d’un cas où l’Église de scientologie avait fait une campagne calomnieuse et répétée contre un procureur qui la poursuivait.

Alors, quand l’animateur vedette Jian Ghomeshi réclame 55 millions à la CBC, disons que son avocat fait preuve de créativité et d’enthousiasme. Ghomeshi a beau avoir été le plus formidable et le plus populaire animateur de radio au Canada depuis 10 ans, même s’il gagne sa cause, on ne voit pas comment il aurait le dixième de cette somme. Les gens emprisonnés 20 ans injustement ont touché le cinquième de cette somme.

Le dernier à avoir réclamé 50 millions était l’ancien premier ministre Brian Mulroney. Les deux ont en quelque sorte imposé la trame narrative du « scandale » dès le départ. M. Mulroney, immédiatement après la parution d’un article révélant la tenue d’une enquête criminelle sur des versements illégaux via des comptes bancaires suisses. Ghomeshi, tout de suite après son congédiement inexpliqué et la veille de la parution d’un article dans le Toronto Star.

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La poursuite de Ghomeshi commence par la fameuse citation de Pierre Trudeau voulant que « l’État n’ait pas d’affaire dans les chambres à coucher de la nation ».

Voilà qui est tout à fait inhabituel dans une requête. Mais c’est exactement sur ce terrain que l’animateur veut placer le débat : on m’a congédié pour mes habitudes sexuelles. À cause de ma vie privée.

L’État n’a pourtant rien à voir ici. L’État ne l’accuse de rien. Et c’est lui le premier qui a informé le public de ses pratiques sado-masos, ses jeux de rôles et son intérêt pour les menottes.

Le communiqué de la CBC disait simplement que « des informations nous sont parvenues qui, selon notre jugement, empêchent la CBC de poursuivre sa relation avec Jian Ghomeshi ». On ne dit pas lesquelles, on lui dit merci et on lui souhaite bonne chance.

Bien entendu, cette phrase sibylline invite à toutes les hypothèses : qu’a-t-il donc fait ? Volé un tournevis ? Conduit en état d’ébriété ? Fumé avec Rob Ford ?

Ce n’est évidemment pas à l’employeur de le révéler. Mais dans ce genre de boulot très rare et très public, impossible non plus de ne rien dire.

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Comme l’écrivait Marc Cassivi hier, on ne connaît pas la vérité. Ghomeshi prétend que son employeur a eu peur d’être éclaboussé par une possible fuite concernant sa vie sexuelle, qu’il est l’objet de la vengeance d’une ex-copine avec qui il avait une « relation non monogame consensuelle et mutuelle » et que la CBC a abusé de sa confiance après qu’il eut donné confidentiellement sa version des faits à ses patrons.

À cela, on oppose l’article du Toronto Star, qui cite trois femmes affirmant avoir été frappées, étouffées et maltraitées par Ghomeshi – qui n’a jamais été accusé de quoi que ce soit.

Il y a une autre explication, beaucoup plus simple. En plus du récit des trois femmes, le Star cite une quatrième « victime », qui, elle, n’a pas couché avec lui. Elle travaillait avec lui. Il lui a pris les fesses et lui a dit qu’il voulait « la baiser brutalement » (hate fuck), selon elle. La femme s’est plainte à la responsable de l’émission. La boss en question n’a rien fait, sauf demander ce qui pourrait être fait pour que l’environnement devienne « moins toxique » pour elle. Bref, selon cette version, devant une plainte pour ce qui ressemble à du harcèlement sexuel, la très socialement consciente CBC… n’aurait rien fait. La femme a quitté l’émission.

J’imagine mal que la CBC décide de virer son meilleur animateur sur la foi d’allégations médiatiques, même sérieuses, de trois femmes anonymes n’ayant jamais porté plainte à la police.

J’imagine bien, par contre, que cette histoire concernant une collègue a refait surface… et qu’une enquête interne a été ouverte.

La défense de pratiques sexuelles osées qui aurait choqué l’employeur est habile, mais peu convaincante. Une boîte comme celle-là ne sacrifie pas son plus beau joyau sans suivre la procédure bien huilée des relations de travail, où les ressources humaines et les avocats sont impliqués.

L’ironie de l’affaire est qu’hier, des représentantes éminentes de la gauche féministe (Elizabeth May, Judy Rebick) ont dû présenter leurs excuses pour avoir paru le soutenir, semblant renvoyer l’affaire à une question de « vie privée », comme le plaide Ghomeshi.

Ah oui, c’est vrai, c’est (peut-être) aussi une affaire de violence faite aux femmes ou de harcèlement sexuel…

C’est très déstabilisant parce que le suspect n’a pas vraiment l’air de Rob Ford. Celui-là est brillant, drôle, cultivé, sensible, séduisant, bilingue, a une voix d’or… Il incarne un Canada progressiste, ouvert aux idées nouvelles et à tout ce qu’il y a d’équitable et de culturellement excitant… Et sexy, ce qui est encore plus encombrant, cette semaine.

Eh oui, c’est possible. Ce n’est pas sûr, mais ça se peut.

Ça peut arriver même à ceux qui n’ont pas le profil de l’emploi de harceleur, même pas pour deux sous, encore moins pour 55 millions.

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