À ma manière

La sentinelle de Chibougamau

L’aventure : une chef de nouvelles de 35 ans achète son journal à Chibougamau. La manière : chercher l’action dans le calme.

Alors que les médias imprimés vivent une crise prolongée dont ils ne semblent pouvoir s’extraire, Karine Desbiens vient d’acheter le journal hebdomadaire et le mensuel dont elle était chef des nouvelles.

Ça se passe à Chibougamau.

Au bout du monde, dites-vous ?

C’est exactement pourquoi elle s’y était rendue. Née dans Charlevoix, elle travaillait en journalisme à Québec, mais « ça allait trop vite » pour elle.

« Étant une fille de région, à un moment donné, on se sent un peu moins bien. Ça bouge beaucoup. »

Pour cette jeune femme qui a fondé son premier journal à l’école primaire, il n’est pourtant pas question de laisser le métier. Elle cherche plutôt un peu de tranquillité.

« J’ai fait une recherche pour savoir où était le journal le plus loin au monde. »

Elle découvre l’existence de La Sentinelle, un hebdo de Chibougamau détenu alors par Québecor.

« J’ai appelé le directeur. Super fin ! »

Engagée comme journaliste à tout faire, elle arrive à Chibougamau en 2010. « On était au mois d’août. Mon père m’a dit : “As-tu mis tes pneus d’hiver ? Il y a de la neige de bonne heure, là-bas !” Ma mère pleurait, elle se demandait où j’allais. »

Où elle allait ? Au pays des épinettes.

Le lundi 7 novembre, jour de notre conversation, les premières neiges tombent déjà depuis trois semaines.

« Excuse-moi, je marche en même temps, m’entends-tu claquer ? »

Pas des dents : des talons.

Elle n’a plus de voiture, elle a vendu la sienne.

« Je n’en ai pas besoin, dit-elle, tout se fait dans la 3e Rue », tout à la fois la rue Sainte-Catherine, la rue Saint-Jacques et le boulevard Taschereau de Chibougamau.

La petite ville de 7600 habitants est si éloignée que StreetView ne s’y est pas rendue. C’est tout dire.

Changement de direction

Quand le directeur prend sa retraite, deux ans plus tard, Karine Desbiens le remplace et devient éditrice de La Sentinelle et du mensuel Le Jamésien.

En décembre 2013, les deux publications sont acquises par le Groupe Transcontinental (TC), en même temps que l’ensemble des hebdos de Québecor.

Avec les réorganisations qui suivent, la direction se déplace en Abitibi, pendant que Karine prend le titre de chef des nouvelles. « Je décidais moins qu’avant », déplore-t-elle rétrospectivement.

« J’avais perdu une de mes fonctions et j’étais un peu mal là-dedans. »

Elle fait savoir qu’elle manque de défis et qu’un autre projet l’attend.

Chez TC, « ça a fait sonner une cloche ».

Notamment celle de son téléphone.

La proposition

En avril 2016, elle reçoit un appel.

C’est « quelqu’un de la haute direction qui m’a donné un petit coup de fil, que je connaissais déjà, qui était déjà venu à Chibougamau et qui savait quel genre de personne je suis : une personne assez déterminée. »

Il lui propose de racheter La Sentinelle et Le Jamésien.

« J’ai dit oui tout de suite. Ce n’était même pas une question de prix, à ce moment-là. Je savais que j’allais m’entendre avec eux. »

— Karine Desbiens

Pour négocier sur des bases saines, il faut tout de même avoir une juste idée de la valeur de l’entreprise. « J’étais quand même assez à l’affût des chiffres. Je les ai montrés à quelqu’un qui était en comptabilité, dans ma famille. On a évalué le prix. »

La négociation est lancée au cours des semaines suivantes. Propositions et contre-propositions s’échangent au téléphone. « Ils allaient vérifier, ils me revenaient, raconte-t-elle. À un moment donné, on s’est rejoints. »

À combien ?

« Moins de 500 000 $ », répond-elle évasivement.

Pendant quatre mois, elle reste discrète, jusqu’à l’annonce de la transaction, le 25 août.

« Les deux dernières semaines, j’ai vu la comptable, je suis allé chez la notaire, j’ai vraiment créé une compagnie en deux semaines. Ç’a été un peu de stress parce que je ne voulais en parler à personne. »

Financement

Il faut financer l’acquisition de ces publications. Pas d’inquiétude : « Je suis passée par ma caisse. » Tout simplement.

« Quand on y croit, on est capable de convaincre les autres aussi », explique la femme de 35 ans.

Elle fait valoir le potentiel du seul média régional de Chibougamau. « On est plus qu’un journal, on est un créateur d’emplois. »

L’hebdo emploie une quarantaine de camelots, des jeunes à qui il offre leur premier travail.

Contrôle des coûts

En même temps que le prix, elle a négocié un soutien temporaire pour la facturation et le montage des éditions. « À Chibougamau, les infographistes, ça ne pleut pas… »

Elle vient tout juste de dénicher la perle rare au Lac-Saint-Jean. « Un autochtone. Je trouve ça bien le fun. »

Une fois en selle (de rédaction), la nouvelle propriétaire doit contrôler les coûts. Elle réduit la zone de distribution du journal et remplace la poste par le Publisac pour certaines livraisons.

Comme plusieurs journaux plus importants l’ont fait avant elle, elle impose une réduction de salaire : le sien. Aucun autre.

« Le premier qu’on punit, c’est nous-même, c’est le boss. On ne veut pas que les autres soient malheureux. »

Car voyez-vous, « à Chibougamau et à la Baie-James, tu ne gères pas une business comme à Québec ou Montréal ».

À distance, les entreprises de Montréal avaient mal saisi cette nuance. « Ici, la synergie avec une multinationale, ça ne cadrait pas. »

Il fallait une fille de région pour comprendre l’importance des rapports directs.

« Je connais les enjeux, ici, au niveau de la facturation, de l’administration… Il y a des clients qui étaient irrités. »

L’heure de tombée était un de ces irritants.

Pas tombée de la dernière pluie

« La grosse décision que j’ai prise, ç’a été le deadline », confie la Chibougamoise d’adoption.

« Québecor et TC avaient changé les heures de tombée. On arrivait dix jours plus tard. On n’était plus dedans. Les gens étaient un peu déçus du journal. »

Elle s’est empressée de faire passer l’heure de tombée du vendredi au lundi midi, ce qui lui permettait d’inclure les nouvelles de la fin de semaine dans la parution du mercredi.

Les annonceurs se sont vite montrés plus empressés.

« En trois mois, je suis pas mal là où je voulais être, se réjouit-elle. Va voir les anciennes éditions et va voir les éditions depuis les trois derniers mois : ce n’est plus pareil. C’est des publicités locales, beaucoup de contenu local. »

Au téléphone, ses talons ont cessé de claquer.

« Sais-tu où je suis présentement ? Je suis au lac Gilman, bien assise sur un morceau de béton, je regarde l’eau et je suis bien relaxe. »

Sur la rive du petit lac qui borde la ville, elle montre ce curieux contraste entre l’énergie de l’entrepreneure et la quête de tranquillité de la fille de région.

« Le slogan de Chibougamau, c’est choisir de prendre le temps, explique-t-elle. Moi, je l’ai choisi. »

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