OPINION SANTÉ MENTALE

Notre vie intime n’appartient pas aux assureurs

Cessons l’abus, l’intimidation et cette pression qui nuit à la guérison de nos patients

Depuis plusieurs semaines, nous sommes touchés par les témoignages des publicités « Bell pour la cause ». Cette démarche de sensibilisation et de démystification des maladies mentales est extraordinaire afin de faire évoluer nos sociétés face à ces maux qui demeurent encore trop souvent tabous.

Malheureusement, il y a encore des choses qui mériteraient d’être discutées sur la place publique pour toutes les personnes qui souffrent de troubles mentaux et qui ont affaire avec des compagnies d’assurance dans le cadre d’un arrêt de travail.

Je suis psychiatre depuis plus de 25 ans. Chaque jour, j’évalue, je soigne et je soutiens des personnes ayant des troubles de santé mentale. Je trouve inquiétante la dérive qui entoure le respect de la vie privée de ces personnes, comme le non-respect de la confidentialité et le secret professionnel. Ces organisations utilisent des informations intimes de la vie des gens et cherchent à payer le moins possible les adhérents à des assurances collectives qui ont pourtant pour mission de soutenir les gens qui ont des problèmes de santé.

Ma première réflexion est que ce cadre d’analyse s’est élaboré d’abord pour les pathologies médicales avec des paramètres d’évaluation objectifs. Or, avec l’explosion des troubles de santé mentale, on tente d’appliquer cette même recette, peu importe la nature de la pathologie. Lorsque je me fracture une jambe, la compagnie d’assurance souhaite avoir les informations médicales afin de déterminer si j’ai droit à des prestations d’assurance-salaire. Souvent, le dossier médical contient bien peu d’informations sur l’intimité des gens et c’est ces informations que l’assureur évaluera. Au contraire, en psychiatrie, le dossier d’un individu est beaucoup plus étoffé en terme d’informations psychosociales, et comprend l’histoire complète des gens afin de mieux comprendre, de mieux soigner, de mieux répondre aux besoins de nos patients.

Les compagnies demandent presque systématiquement l’ensemble du dossier psychiatrique afin d’évaluer et traiter le dossier. Pour mieux arriver à leurs fins, elles prennent le patient en otage, qui devient souvent le lien entre le médecin et l’assureur.

On lui demande de débourser régulièrement des sommes pour qu’il obtienne des copies de son dossier (de cette façon, l’assureur n’a pas à payer pour ces informations, alors qu’on dépense des fortunes en expertises psychiatriques).

Elles intimident, elles menacent subtilement en affirmant que sans ces informations, elles ne pourront évaluer leur dossier, et donc, que l’assuré ne recevra pas de prestations. Évidemment, tous les patients signent le formulaire de consentement pour que la compagnie puisse avoir les informations demandées. Est-ce un consentement éclairé, volontaire ? J’en doute.

Les personnes en arrêt de travail sont en position de grande vulnérabilité, incapable d’ajouter plus de stress à ce qu’elles vivent déjà. Elles se retrouvent souvent en situation de fragilité financière. Alors, peut-on parler d’abus ? À mon avis, la réponse est simple : oui. Quels sont les recours des patients ? Limités, avec le risque de ne pas recevoir de prestations pendant de longues périodes. Qui peut se permettre cela ? Très peu de gens. Prendre un avocat pour défendre leurs droits, la majorité n’en ont pas les moyens. Pourtant, dans chaque dossier où j’ai vu la présence d’un avocat, c’est fou comme tout devient plus facile et comme les abus cessent.

Peut-on m’expliquer pourquoi une compagnie d’assurance doit savoir qu’une personne a été victime de viol, d’inceste, d’anorexie ? Qu’une personne a fait une tentative de suicide pendant l’adolescence ? D’avoir des antécédents judiciaires qui datent de 30 ans ou un problème de toxicomanie durant l’adolescence ? Ou encore qu’un membre de la famille est alcoolique, pédophile ou encore un fraudeur ?

Malheureusement, ces informations ne tombent pas toujours dans les mains de professionnels de la santé, mais plutôt dans celles de gestionnaires qui se permettent trop souvent de juger et de remettre en question la crédibilité des assurés.

Ils se permettent même des jugements sur les diagnostics, parfois les traitements pharmacologiques (par exemple, la gestionnaire qui dit au patient que sa dose d’antidépresseur n’est pas suffisante).

Bien sûr, il y a des gens qui ont abusé, qui abusent et qui abuseront, mais cela demeure l’exception. Alors, pourquoi traiter toutes ces personnes souffrantes, fragiles et souvent honteuses de leur condition comme des menteurs, des profiteurs ou des paresseux ? Mes propos proviennent de témoignages de plusieurs centaines de mes patients.

Cessons l’abus, l’intimidation et cette pression qui nuit à la guérison de nos patients. Les personnes souffrant de troubles de santé mentale doivent être respectées dans leurs droits, leur intimité, leur fragilité et on doit tout mettre en place pour que leur réadaptation soit réussie, ce qui profitera à toute notre société. Faire l’autruche n’apporte rien. Notre société doit montrer l’exemple et être un leader dans ce changement de mentalité. Le respect, on le mérite tous, mais notre vie intime nous appartient. Elle n’appartient pas aux assureurs.

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