Chronique

M’sieur Bolduc a p’t-êt’ raison

Il me suppliait du regard en me tirant par la manche. Un garçon que j’avais vu une ou deux fois, les grands yeux curieux, les gestes timides et indolents, reniflant tout le temps. Je lui ai tendu un mouchoir. Ce n’était pas d’un mouchoir qu’il avait besoin.

Il n’a pas dit « Raconte-moi une histoire ». Je ne me souviens plus de ses mots exacts. Mais il voulait savoir, comprendre, apprendre, déchiffrer. Il voulait lire. Et comme il ne savait pas encore le faire, il m’a demandé de lui lire un passage du livre qu’il avait choisi. Un « documentaire » sur les baleines, ou les mammifères marins, ou les astronautes peut-être, je ne sais plus.

J’ai lu les mots lentement, en effleurant la page de l’index, pour souligner les lettres. Il m’a souri d’un sourire radieux, avant de poursuivre sa « lecture », en détachant péniblement quelques syllabes çà et là, de mots représentant un type de rorqual ou une orque ou Neil Armstrong.

Je suis retourné à ma place, au centre de la pièce. Entouré de livres aux couvertures parfois écornées, sur des rayonnages pas toujours bien garnis, attendant la question du prochain petit prince – ou de cette petite rousse comme un renard, toujours la dernière à choisir sa lecture de la semaine.

Le petit prince et la petite rousse entrent en troisième année ce matin. Pendant un an, à titre de bénévole à la bibliothèque de l’école, je les ai observés, silencieusement, à la dérobée, passer du statut démuni de non-lecteurs à celui de lecteurs émancipés, possédant soudainement et pour toujours les clés du monde qui les entoure.

J’ai été fasciné pendant ces mois par le petit miracle qui s’opère dans le cerveau d’un enfant à l’âge de 6 ou 7 ans. Par ce déclic, encouragé par un professeur, lui permettant de donner un sens à un mot ou une phrase. À cette succession à première vue aléatoire de quelques-unes des 26 lettres de l’alphabet, pouvant désigner et décrire, dépendant de l’ordre dans lequel elles sont disposées, tous les lieux, objets, sensations, émotions et personnes qui existent.

Si mes garçons aiment lire aujourd’hui, s’ils sont curieux, s’ils veulent apprendre, s’informer, se renseigner – sur des animaux, des sports, des inventions, des gratte-ciel, des histoires de sorcières et d’espions – , c’est parce qu’il y a des livres à la maison, qu’ils fréquentent assidûment la bibliothèque du quartier et qu’il y a des livres dans leur école (même en quantité insuffisante).

Alors d’entendre le ministre de l’Éducation déclarer au Devoir qu’il n’y a « pas un enfant qui va mourir de ça et qui va s’empêcher de lire, parce qu’il existe déjà des livres [dans les bibliothèques] » – en prenant le soin d’ajouter : « J’aime mieux qu’elles [les écoles] achètent moins de livres. Nos bibliothèques sont déjà bien équipées » – me donne bien sûr envie de hurler.

Il a mis quatre longues journées, mais Yves Bolduc a fini par s’excuser de sa déclaration « malhabile » mardi matin, tout en promettant d’exiger des commissions scolaires qu’elles maintiennent les budgets (de l’ordre de quelque 15 millions de dollars) pour l’achat de livres.

Il n’avait pas le choix, après le camouflet que lui a servi le premier ministre Couillard. Or, ses excuses forcées, dans un français déficient, étaient aussi lamentables que la déclaration qui les a provoquées.

Yves Bolduc dit « acheter » des livres. Fort bien. Encore faudrait-il qu’il les lise. Il dit aussi avoir été « soumis à pouvoir faire de la lecture » dès le plus jeune âge, victime d’un véritable châtiment orthographique l’ayant laissé avec des séquelles grammaticales. On ne s’étonne pas outre mesure qu’il banalise le financement des bibliothèques scolaires…

« Ça ne représente vraiment pas ma pensée », a dit le ministre de ce qu’il pensait manifestement il y a une semaine. De deux choses l’une. Ou bien ses mots ont dépassé sa pensée, ce qui ne surprendra personne, étant donné l’envergure de celle-ci. Ou bien Yves Bolduc n’a tout simplement pas de pensée.

On s’attend raisonnablement d’un ministre qu’il élève le débat. C’est peut-être trop en demander. Il faut dire que l’on a les élus que l’on mérite. Plusieurs avant moi ont dénoncé la déclaration non pas « malhabile », mais triste et inquiétante du ministre.

Inquiétante, car elle traduit quelques réalités. Celle, philosophique, d’une forme de mépris du savoir de la part du Parti libéral du Québec, démontrée pendant la crise étudiante de 2012. Celle, tout aussi ancrée dans les mœurs, d’une absence de considération pour l’éducation dans notre société.

Le drame de cette histoire, à mon sens, c’est que bien des gens, peut-être même une majorité de Québécois, sont d’accord avec Yves Bolduc. Et pensent tout bas ce que le ministre pense tout haut : que l’école devrait d’abord et avant tout servir à former des travailleurs performants dans notre société utilitariste. Alphabétisés si possible, dans la mesure où les budgets le permettent…

Cela dit, M’sieur Bolduc a p’t-êt’ raison : enfant ne mourra de ne pas avoir lu un livre. Mais une société peut-être. À terme et à petit feu.

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