Opinion

Je m'approprie le blues

Je joue du blues dans les bars depuis 25 ans. Le cachet – 100 $ par musicien – est figé, comme le répertoire. Il est afro-américain ; je me « l’approprie », pas de doute : je suis un white boy. C’est le sobriquet que m’ont donné les Blacks avec qui j’ai joué à Chicago : « Hey white boy, you got the blues, come back anytime ! » (un adoubement que je chéris encore).

Car le blues n’est pas fortuitement noir. Il l’est absolument.

Les intervalles qui en donnent le sel, la quarte augmentée mais flat (dite blue note), l’entre-deux tierces, les quarts de ton, ont une origine. Les instruments africains ne sont pas tempérés comme les instruments occidentaux (depuis Bach). Leur intonation est différente. Au XIXe siècle, les field hollers recréèrent les sons de leur patrimoine sur des instruments occidentaux (donc tempérés), mais en les accordant faux (à l’oreille occidentale). Ils altérèrent l’intonation en accentuant la tension des cordes ou en faisant glisser des os dessus. Ces inflexions de bend et de slide sont aujourd’hui communes. Mais elles ne viennent pas de Mozart.

Le souffle des ancêtres

L’instrument phare du blues est la guitare saturée. Cette propension à saboter des timbres clairs est typiquement noire. Les Africains rivent des plaquettes de métal sur les cordes et insèrent des ossements dans les caisses de résonance de certains instruments, qui, littéralement, font « grrzzz ». Les Afro-Américains tranchèrent les cônes des premières enceintes d’amplification de guitare électrique pour imiter ces sons ataviques, ce « souffle des ancêtres ». Ce procédé est aujourd’hui simulé par des circuits de distorsion amplifiés qui font aussi grrzzz. Ce son vient de la savane, pas de Salzbourg, où un violon qui râle ainsi est renvoyé chez le luthier. Une anecdote veut qu’un laborantin de la BBC offrit à Jimi Hendrix de « réparer » son ampli !

La structure lyrique du blues, le call and response, avec répétition de l’affirmation avant résolution (AAB), est aussi africaine. Cette prosodie vient des griots. Les thèmes dominants, le sexe, la mort, l’abandon ; les métaphores crues (« I love the way she spread her wings »), priapiques (Dust My Broom, Love Gun), ainsi que la pulsion pelvienne superposant rythmes binaires et ternaires ne sont pas, disons, très celtiques. Le rap à la shake that ass a tout simplement pris le relais de B.B. King.

L’écoute des African Field Recordings de l’UNESCO confirme le propos, si un étourdi osait en douter. S’y trouvent l’ADN des riffs joués par Robert Johnson, John Lee Hooker et Muddy Waters, et même un proto Voodoo Child rwandais. Hendrix avait du reste ajouté des percussions africaines sur sa lecture de ce classique du Delta Blues.

Le jazz fut inventé par des bluesmen qui s’ennuyaient, et le rock par des bluesmen qui voulaient faire danser les filles.

D’autres formes noires (le Motown) furent « blanchies » (le disco). Les Blancs ont peu participé aux premiers élans de cet immense apport culturel, bien que le country-western offre une trajectoire plus métissée. Ils se le sont approprié, d’Elvis à Eminem, de Peter Green à Bill Evans.

Dans l’Amérique ségrégationniste, les radios dédiées aux race records étaient écoutées clandestinement. Un Blanc qui s’initiait à la « musique de nègre » (nos curés la désignaient ainsi) le faisait à ses risques. Stevie Ray Vaughan raconte comment son père le battait quand il le trouvait à travailler ce répertoire. Aujourd’hui, le moindre stream contient une intonation, un rythme, un thème à l’origine blues. C’est dire qu’aucun white boy ne pourrait faire de la musique populaire, entièrement redéfinie par la culture et le showmanship noirs – par ce que Senghor nommait la négritude.

Aucun activiste ne s’intéresse à mes spectacles à Limoilou ; mon passif est au millionième de celui de Keith Richards. Mais si je me contraignais, par principe, correction, autocensure, à refuser cette appropriation ? Je ne pourrais faire de bend, car je suis confiné au clavier tempéré. Je ne pourrais – horreur – faire grrzzz, car je suis confiné aux timbres clairs. Je jouerais sous une nouvelle chape de plomb morale. Au final, je ne pourrais davantage jouer de « musique de nègre » qu’il y a 50 ans. Si ce n’était que du délire. Mais non. C’est pour vrai. Ainsi le clament nos nouveaux curés.

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