Science et alimentation 

« Il y a un problème de conflit d’intérêts »

Vous avez de petits problèmes avec vos dents et lisez qu’une étude québécoise conclut que certains composants de la canneberge pourraient prévenir les caries, en plus d’avoir des propriétés anti-inflammatoires. C’est formidable, vous dites-vous, déjà en route pour faire le plein de jus de canneberges au supermarché. Et si vous appreniez que ce sont les producteurs de canneberges qui ont financé les travaux des chercheurs ?

En alimentation, il ne faut plus s’étonner de voir des fabricants de boissons gazeuses derrière des groupes de recherche sur l’obésité ou les producteurs laitiers financer des études sur les bienfaits de la consommation de lait au chocolat. Parfois, les chercheurs indiquent clairement qui finance leurs projets, mais trop souvent la source de financement est difficile à dénicher et n’est pas dévoilée au moment de la présentation des conclusions des études.

« Depuis 10 ans, j’observe le phénomène et j’en suis venue à reconnaître les études financées au privé juste à lire leurs titres », dit Marion Nestle, professeure au département de nutrition et d’études en alimentation et santé publique de l’Université de New York. Le printemps dernier, Mme Nestle a commencé à répertorier les études financées par des intérêts privés dont il était question dans les médias et les publications spécialisés. Sur 47 études observées depuis, 46 avaient des conclusions favorables à leur financeur.

Marion Nestle est catégorique : le financement de la recherche en alimentation par des entreprises privées discrédite la science. « Ces entreprises ne travaillent pas pour l’avancement de la science, dit-elle. Elles veulent obtenir un outil de marketing qui va montrer à leurs clients que leurs produits sont bons pour la santé ou pas trop dommageables. »

« C’est un phénomène international », dit le chercheur en alimentation Jean-Claude Moubarac, qui partage son temps et sa pratique entre le Québec et le Brésil. Les mêmes questions se posent partout dans le monde, dit-il, notamment au Québec où le sujet, délicat, préoccupe de nombreux scientifiques.

« Il y a un problème de conflit d’intérêts, souligne Jean-Claude Moubarac, qu’il soit réel ou apparent. »

« La science doit se faire de façon complètement indépendante, sans la présence du privé, estime-t-il. C’est essentiel, si un chercheur veut être pris au sérieux. »

« Si je parle de fruits et légumes, je ne peux pas être financé par un supermarché qui vend des fruits et légumes. C’est une question de rigueur scientifique. »

— Jean-Claude Moubarac, chercheur en alimentation

Au Québec, les études qui s’intéressent à l’alimentation sont souvent financées par les producteurs de l’aliment qui est au cœur de la recherche. L’Institut sur la nutrition et les aliments fonctionnels (INAF) de l’Université Laval est le plus important regroupement de chercheurs au Canada qui se consacrent à l’alimentation. Les études qui y sont réalisées sont financées par plusieurs organismes publics et largement soutenues par l’entreprise privée et les producteurs agricoles. Le centre STELA de l’INAF est le plus important centre de recherche sur le lait et les technologies laitières au Canada. Plus de la moitié du financement de la recherche du centre provient de l’industrie laitière, calcule son directeur, Ismail Fliss.

« Cette relation de financement va toujours laisser planer un doute sur les conclusions des études, affirme Jean-Claude Moubarac, et ce, indépendamment de la qualité du chercheur. D’ailleurs, l’industrie s’allie souvent à des chercheurs qui ont une excellente réputation. »

UNE SITUATION PRÉOCCUPANTE

À une exception près, tous les scientifiques joints pour ce reportage croient que le financement privé de la science soulève des questions qui méritent qu’on s’y intéresse, y compris ceux qui reçoivent du financement de l’industrie.

« N’importe quel chercheur va vous le dire : il serait 1000 fois plus heureux de faire son travail sans avoir de subventions de l’industrie, mais ce n’est plus possible et ça va être de moins en moins possible. »

— Bernard Lavallée, nutritionniste au centre de référence sur la nutrition de l’Université de Montréal, Extenso

Le financement public de la science est en décroissance et les chercheurs doivent désormais trouver des partenaires extérieurs pour soutenir leurs travaux. La situation est préoccupante, dit Véronique Provencher, professeure à l’INAF. Peut-être parce que c’est un phénomène relativement nouveau. « Dans d’autres secteurs de la science, dit-elle, c’est devenu la norme. »

Mme Provencher vient de terminer un projet financé par Les Producteurs laitiers du Canada. Sa recherche permettra de comprendre quelles sont les barrières à la consommation de lait. C’est la première fois qu’un de ses projets est financé par des intérêts privés et la scientifique l’avoue, elle a eu un malaise avec cette situation au départ, bien que tout se soit très bien déroulé.

La communauté scientifique a pris conscience des situations de conflits d’intérêts en médecine dans les années 80, explique le Dr Michel Lucas, épidémiologiste au CHU de Québec. Pour la nutrition, c’est beaucoup plus récent, dit-il, et très inquiétant, car des conclusions biaisées vont néanmoins influencer les recommandations alimentaires d’une population. Et, ultimement, avoir un impact sur sa santé : contrairement à d’autres secteurs de la science, celle qui s’intéresse à l’alimentation touche tout le monde puisque tout le monde mange. De plus, une importante partie de la population s’intéresse de près aux nouvelles sur la nutrition.

INTÉGRITÉ SCIENTIFIQUE

Dans le milieu universitaire, on rappelle que les études, peu importe qui les finance, sont faites dans les règles de l’art. Le directeur du centre STELA de l’INAF défend l’intégrité de ses chercheurs et de leurs démarches. « Les chercheurs vont publier leurs résultats même s’ils sont négatifs, précise Ismail Fliss. On ne va pas faire plaisir à un partenaire parce qu’il a investi dans une recherche ! »

Ismail Fliss déplore que l’on remette toujours en question l’intégrité des chercheurs lorsque les conclusions de leurs études sont positives pour le financeur, mais jamais à l’inverse, si une étude a des conclusions défavorables pour l’entreprise qui finance les travaux. Il comprend toutefois que les consommateurs seront sceptiques si une étude payée par les producteurs de lait conclut que le lait est bon pour la santé.

« Les liens avec des intérêts financiers ne sont pas une preuve de mauvaise pratique. Par contre, cela contribue à la perception que la science nutritionnelle est à vendre. »

— Extrait d’un article du British Medical Journal de février 2015 signé Elizabeth Loder

« Rien n’est changé dans la recherche, dit le doyen de la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, Jean-Claude Dufour. Les chercheurs continuent à avoir leurs idées, leurs visions, leurs théories, leurs hypothèses, leurs questions. La problématique qu’ils ont maintenant, c’est de trouver un partenaire qui va s’intéresser à ça. » « La rigueur scientifique est la garantie de succès du chercheur, malgré ses apparences de conflit d’intérêts, explique M. Dufour. À la fin de la recherche, si le partenaire n’est pas content, le résultat est basé sur une rigueur scientifique implacable. »

« Le processus scientifique est rigoureux », confirme le nutritionniste Benoît Lamarche, auteur de nombreuses publications sur l’alimentation. Les scientifiques dont les travaux sont financés par des intérêts privés ont aussi un devoir de transparence, précise-t-il. « Je suis financé par l’industrie laitière depuis des années, dit-il. Les producteurs laitiers choisissent le sujet, mais ne jugent pas de la démarche scientifique. Les producteurs laitiers sont très généreux dans un contexte d’austérité en science. »

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