Science et alimentation
La recherche orientée
La Presse
« On ne va pas reprocher à l’entreprise privée de travailler pour ses intérêts ! », lance le D
Dominique Garrel, endocrinologue au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). Les entreprises qui financent la science ont deux objectifs, selon lui. Le premier est de se donner une belle image sociale et le second, de s’assurer que les chercheurs ne sont pas trop critiques envers leurs produits.« Ce qu’il y a comme effet pervers, explique le nutritionniste Benoît Lamarche, et c’est le seul effet pervers [de la science financée par le privé], c’est que ça dirige la réflexion et que ça crée un débalancement dans les preuves. »
La situation est particulièrement inquiétante dans un contexte où le secteur public finance moins les études, et donc moins d’études qui pourraient explorer des hypothèses défavorables à des aliments dont les effets positifs sont déjà très bien documentés.
« Le financement privé oriente les axes de recherche », explique le D
Michel Lucas, qui enseigne au département de médecine sociale et préventive de l’Université Laval. Selon lui, malgré le fait que des méta-analyses concluent que la consommation de lait ne protège pas de l’ostéoporose, il y a peu de chances de voir des études financées par des producteurs ou transformateurs laitiers explorer des pistes qui leur sont défavorables.Les projets déposés pour du financement sont évalués par des comités scientifiques composés d’experts indépendants, non rémunérés, explique le D
Dominique Garrel, mais qui travaillent quand même pour une industrie ou un groupe de producteurs. « Les chercheurs ne vont pas mordre la main qui les nourrit », croit le D Garrel, qui a aussi bénéficié du soutien des producteurs laitiers pour l’une de ses recherches.« Des études ont démontré que les recherches financées par l’industrie donnent plus fréquemment des conclusions favorables à l’industrie qui finance le projet. »»
— Bernard Lavallée, nutritionniste
Des chercheurs néerlandais se sont notamment penchés sur la question, en 2007. Leur étude a comparé les résultats de 206 articles scientifiques s’intéressant aux boissons non alcoolisées, incluant le jus et le lait. Les recherches qui avaient été financées par des fabricants de boissons avaient de quatre à huit fois plus de chances d’obtenir des résultats qui plairaient à l’industrie.
Cela étant dit, ce n’est pas seulement lorsque le financement vient du secteur privé que les études peuvent comporter des biais, disent les chercheurs. Les organismes publics et les fondations ont leurs propres orientations. De plus, des sujets « à la mode » incitent parfois les scientifiques à construire des projets autour de ces axes qui augmentent leurs chances de remporter la loterie du financement.
Le scientifique lui-même, pour toutes sortes de raisons, dirige ses travaux vers une direction prédéterminée, ajoute le nutritionniste Benoît Lamarche.
« Le chercheur qui dit blanc depuis des années ne fera pas des études pour démontrer que finalement, c’est peut-être noir et qu’il s’est trompé tout ce temps. »
— Benoît Lamarche, nutritionniste
Parfois, c’est de façon plus sournoise que se fait l’orientation des recherches. Peut-être même sans que les chercheurs s’en rendent vraiment compte, expliquent certains d’entre eux. Réfugiés derrière des protocoles de recherche infaillibles, des scientifiques peuvent se sentir imperméables aux biais. C’est un raisonnement bien naïf, croit Michel Lucas, qui a lui-même jadis présenté des conférences sur les effets bénéfiques des oméga-3 à l’invitation de fabricants d’oméga-3.
« J’ai aussi eu des conflits d’intérêts, admet-il aujourd’hui. Je crois qu’il faut y avoir goûté pour réaliser [la complexité de la situation]. C’est très tentant, car on devient populaire et tout le monde vous invite. C’est beau sur un curriculum vitæ et on pense être à l’abri de ça [des biais] parce que nous sommes des scientifiques. C’est très naïf de penser ça, car on perd de la vigilance et on devient très vulnérables. »