Science et alimentation

Moins de soutien public

Les temps sont durs pour les chercheurs qui s’intéressent à l’alimentation : le financement public est déjà difficile à obtenir, mais de plus, de nouvelles règles leur imposent des partenaires privés pour financer leurs travaux.

« Avant, nous n’avions pas à chercher des partenaires privés. On ne demandait pas aux scientifiques de trouver du financement », explique le doyen de la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, Jean-Claude Dufour.

Pour les scientifiques, les choses ont commencé à changer au début des années 2000, explique M. Dufour. Il y a eu un retrait graduel du financement public ainsi que des modifications aux programmes des grands conseils subventionnaires qui exigent maintenant que les chercheurs obtiennent une part de financement privé pour obtenir leur soutien.

« Aujourd’hui, on ne peut plus faire de recherche sans le privé », dit Jean-Claude Dufour.

« Le gouvernement devrait investir dans la recherche en alimentation, car c’est un investissement direct dans la santé publique de sa population. S’il laisse sa place au secteur privé, l’industrie va la prendre avec plaisir. » 

— Jean-Claude Moubarac, chercheur en nutrition publique au département de nutrition de l’Université de Montréal

C’est un peu une fatalité : inévitablement, les entreprises ou les groupes qui souhaitent financer des études ont des intérêts dans le domaine de recherche, à moins de faire affaire avec des fondations philanthropiques indépendantes. Les apparences de conflits d’intérêts sont alors difficiles à éviter.

« Au Canada, la situation du financement de la recherche est tragique », affirme le Dr Dominique Garrel, endocrinologue au CHUM, spécialiste des questions de santé liées à l’obésité. Moins de chercheurs voient leurs projets financés : le taux de financement aux Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) est passé de 30 à 15 % maintenant, dit-il. Cela veut dire que 85 % des projets présentés sont refusés. « Avant, nous avions une chance sur trois de voir un projet financé, explique le Dr Garrel. Aujourd’hui, c’est une sur six ou sept. »

S’il y a moins de projets financés, en proportion, c’est qu’il y a plus de demandes, explique Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec. « Nous avons considérablement augmenté notre capacité de recherche, explique-t-il. Nous avons formé des chercheurs de très haut niveau. »

Au Québec, il y a néanmoins eu une légère baisse du financement, tant par le public que par le privé, tous domaines scientifiques confondus, précise Rémi Quirion.

« Avec l’inflation, c’est certain que ça fait un manque à gagner », dit-il. En 2014-2015, les Fonds de recherche du Québec ont accordé 137 millions en subventions de recherche, exactement la même somme qu’il y a six ans. Dans certains domaines, l’entreprise privée préfère investir dans des régions du monde où la recherche clinique coûte moins cher, explique M. Quirion. C’est notamment le cas dans les économies émergentes.

UN CODE ÉTHIQUE

Les gouvernements ont mis en place des règles d’éthique qui encadrent la pratique de la recherche qu’ils subventionnent et où il est clairement question de conflits d’intérêts. Les universités ont aussi des mécanismes d’approbation et d’évaluation des projets de recherche qui examinent les contrats proposés aux chercheurs.

« L’université explique à l’entreprise privée qu’elle ne s’achète pas un chercheur.  C’est clair que l’argent oriente le sujet des études, mais pas la recherche. »

— Maurice Doyon, titulaire de la Chaire de recherche économique sur l’industrie des œufs

Maurice Doyon est titulaire de la Chaire de recherche économique sur l’industrie des œufs, entièrement subventionnée par Les Producteurs d’œufs du Canada. Il est critique du système de gestion de l’offre qui régit la production d’œufs au Canada, mais favorable à son maintien.

S’il réclamait publiquement l’abolition de la gestion de l’offre, Les Producteurs d’œufs du Canada le laisseraient-ils tomber ?

« Non, car nous avons un contrat jusqu’à l’année prochaine », répond en rigolant l’économiste, qui admet toutefois qu’il y aurait peu de chance que son mandat soit renouvelé ensuite. « Et puis alors ? demande-t-il. La crédibilité d’un chercheur ne s’achète pas. »

Aucune disposition des codes éthiques n’encadre toutefois les activités des chercheurs et professeurs à l’extérieur du cadre de la recherche. Ils peuvent s’exprimer sur la place publique à propos de sujets qui touchent directement les entreprises qui les financent.

Un scientifique subventionné par un fabricant de yogourt peut ainsi défendre le maintien des cinq portions de produits laitiers dans un texte d’opinion, sans indiquer qu’il a reçu ses fonds d’intérêts privés. De nombreux chercheurs participent aussi à des activités rémunérées organisées par des regroupements de producteurs ou de transformateurs qui ont financé leurs recherches, ou qui sont susceptibles de le faire. Cela fait partie de leur mandat de travail qui précise que les chercheurs doivent offrir des « services à la collectivité », explique Jean-Claude Dufour. Pour cette raison, le doyen de la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval accepte aussi parfois de participer à des activités pour l’industrie alimentaire ou les producteurs. La pratique est courante.

De bons côtés

Cela permet d’enseigner la recherche

« Nous sommes devant un trou historique en matière de financement », affirme Simone Lemieux, chercheuse et professeure à l’Institut des nutraceutiques et des aliments fonctionnels (INAF). La contribution du privé permet de continuer à faire de la recherche, ce qui est essentiel dans un contexte d’enseignement, dit-elle, car il faut former des étudiants à devenir chercheurs. Malgré que la nutritionniste ait reçu du financement de transformateurs et de producteurs alimentaires pour ses projets, elle exprime certaines réserves quant au mariage de la science avec l’industrie privée. « Dans le domaine de la nutrition, nos objectifs ne sont pas les mêmes, dit-elle. Le mien est d’améliorer la santé de la population et de former mes étudiants. Le leur est de vendre des produits et faire des profits. »

De bons côtés

Cela permet d’obtenir du financement plus rapidement

« C’est drôlement intéressant de faire les choses pour le privé », confie l’économiste Maurice Doyon. Les conclusions sont appliquées, ce qui est très valorisant pour un chercheur, dit-il. D’autant plus que le financement est nettement plus facile à obtenir, explique M. Doyon, qui raconte qu’il doit travailler un mois à temps plein pour monter un dossier à présenter pour une subvention gouvernementale. « Et les probabilités de l’obtenir sont faibles », dit le chercheur. La charge de travail est très différente pour un projet déposé au privé.

De bons côtés

Cela rend la recherche

plus pratique

« Ce n’est pas par choix, mais ça nous force à être beaucoup plus pratiques, dit Jean-Claude Dufour. Ça nous force à revoir notre rôle par rapport à la société. Et ça, c’est un gros plus. On ne fait plus de la recherche pour faire de la recherche. »

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