Radio-Canada

La bataille en coulisses d’Hubert T. Lacroix

Pour ses détracteurs, Hubert T. Lacroix est le PDG de Radio-Canada qui a fait les coupes budgétaires du gouvernement Harper. Celui nommé par les conservateurs pour « démanteler » le diffuseur public, a-t-il souvent entendu. « C’est ce que j’ai trouvé le plus difficile », dit Hubert T. Lacroix.

Car ce que ses détracteurs ne savaient pas, c’est que, en coulisses, Hubert T. Lacroix négociait ferme avec le gouvernement Harper. Durant la préparation du budget de 2012, Ottawa l’avait prévenu en privé que le diffuseur public verrait son budget réduit de 175 millions, révèle-t-il en entrevue à La Presse. Des coupes qui auraient inévitablement forcé des fermetures de stations en régions.

Il a été critiqué sévèrement sur la place publique pour ne pas s’être opposé publiquement aux coupes du gouvernement Harper. Mais en coulisses, cet avocat de formation – l’un des meilleurs en droit des affaires à Montréal – s’était activé pour réduire les coupes de 175 millions à 115 millions par an. « On a eu des conversations très importantes, grâce à l’appui du ministre [James Moore] qui a compris les conséquences pour nous d’un chiffre aussi élevé. On a réussi à convaincre les personnes en autorité de réduire le montant [des coupes] à 115 millions [11 % du budget de Radio-Canada]. Ç’a été un moment charnière. »

Si CBC/Radio-Canada avait dû faire des coupes supplémentaires de 60 millions, elle aurait été obligée de réduire le nombre de stations locales dans différentes régions du pays.

« Ç’aurait été impossible de garder l’empreinte géographique, on était rendus dans les services qu’on était obligés d’éliminer. »

— Hubert T. Lacroix

« Il faut comprendre : je n’ai pas négocié mes compressions avec le gouvernement. Mais je suis capable de leur dire : “Regardez, les conséquences sont 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8. Je vais faire les choix, mais je ne suis pas magicien.” Les compressions de 115 millions étaient substantielles, mais c’est mieux que le premier chiffre livré [175 millions], qu’on aurait vu pas mal plus à l’écran. »

Dans ce contexte, Hubert T. Lacroix estime « sage » sa stratégie d’avoir défendu la société d’État en coulisses plutôt qu’avec des déclarations fracassantes à la une des journaux. « Malgré ce que plusieurs personnes pensent, tu ne peux pas te battre sur la place publique. On a protégé nos acquis et nos crédits parlementaires du mieux qu’on a pu, dans l’environnement dans lequel nous étions. Je respecte la confidentialité des négos, sinon je vais perdre beaucoup de crédibilité, et on ne voudra pas négocier avec moi. On n’a pas dit un mot, on a fait ce qu’on avait à faire, on a espéré que le vent tourne. »

Radio-Canada et la politique

Le vent a tourné à l’automne 2015 avec l’élection des libéraux de Justin Trudeau, qui ont ajouté 150 millions par an à Radio-Canada dès leur premier budget. Et Radio-Canada est l’un des trois « piliers » de la nouvelle politique culturelle fédérale.

« Une validation de notre mandat. Dans le moment, j’ai un gouvernement qui, de façon évidente et affichée, croit en le radiodiffuseur public. »

— Hubert T. Lacroix

Le gouvernement Trudeau, toutefois, ne croit pas assez en Hubert T. Lacroix pour lui donner son troisième mandat à la tête de Radio-Canada (son successeur n’a pas encore été nommé). Il quittera donc la barre de la grande tour à la fin du mois, après 10 ans comme PDG – un record de longévité depuis les années 60 pour un poste qui « n’est pas un concours de popularité ». Avait-il le goût de continuer ? « Il y a des chantiers que j’aimerais livrer, dit-il. Je crois que le gouvernement actuel veut choisir une personne pour me remplacer, ça fait quand même 10 ans que je suis là. […] Tu n’es jamais prêt pour ce poste. Après, tu tombes en amour avec le diffuseur public, et ça devient la raison pour laquelle tu te lèves le matin. Je crois à la démocratie et à la culture. »

Il y a eu des moments difficiles. Comme les pertes d’emplois nécessaires en raison des coupes budgétaires. Ou les postes supprimés en raison du virage numérique. En 10 ans, CBC/Radio-Canada est passé de 9003 à 7542 emplois à temps plein, ce qui représente une baisse de 16 %. Environ 880 emplois permanents ont été supprimés. Hubert T. Lacroix a annoncé trois vagues de suppressions de postes (1900 postes au total) en 2009, 2012 et 2014. « Les trois pires moments de ma carrière professionnelle, dit-il. On croit à la culture, à l’information, il y a beaucoup de talent dans l’entreprise, et tu es obligé de leur dire : “Désolé, on doit équilibrer notre budget.” Personne n’aurait voulu ma job ces années-là. »

Des reproches qu’il a avalés de travers : ceux à saveur politique. « Le fait que tu sois nommé par le premier ministre ne donne pas une couleur politique à ta nomination. J’ai été recruté par un chasseur de têtes, je ne suis pas une personne politique », dit-il.

Un modèle d’affaires brisé

À l’automne 2016, Hubert T. Lacroix a demandé au gouvernement Trudeau des fonds supplémentaires pour remplacer la publicité. La suggestion de 318 millions par an a été écartée, mais il espère que son successeur reviendra à la charge.

« Le modèle d’affaires est brisé, on ne peut pas demander au radiodiffuseur de continuer à remplir son mandat avec presque 40 % de son budget qui vient de la publicité à la télé, dit Hubert T. Lacroix. On ne voudrait plus être tributaires des revenus commerciaux, comme la BBC en Angleterre. […] Sinon, dans quelques années, les dollars additionnels vont être mangés par l’inflation, et les revenus traditionnels vont continuer à être réduits par les Facebook et Google. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.