Documentaire interactif

Dans la peau d’un joueur compulsif

L’Office national du film a publié cette semaine un documentaire interactif qui entraîne les internautes dans l’univers des personnes aux prises avec un problème de jeu. Sur l’écran de l’ordinateur ou de la tablette, Merci de jouer amène le public à tout miser, lui aussi. Et à tout perdre.

Dès les premières secondes du documentaire, l’utilisateur doit tenter de découvrir sous quelle pastille se cache le signe de cœur. Oh ! la chance : il le trouve du premier coup. Il échoue à la deuxième tentative, mais la troisième fois, il gagne encore.

« Vous croyez être en contrôle », souffle la voix du narrateur. Or, il n’en est rien, illustre par la suite le documentaire. Les jeux de hasard ont ceci de particulier : ils nous permettent de gagner tout juste assez pour créer un renforcement positif.

Les joueurs ne se laissent pas tous emporter par la vague d’émotions positives qui accompagne un gain, précise d’emblée Andréa Cohen-Boulakia, réalisatrice du documentaire. Par contre, lorsqu’une personne éprouve certaines vulnérabilités, qu’elle vit dans un environnement propice au développement de cette dépendance et qu’elle se découvre un intérêt pour un jeu de hasard en particulier… la table est mise pour que ce jeu prenne beaucoup de place.

« Derrière ce documentaire, il y a une grande réflexion. On ne voulait pas seulement raconter l’histoire de personnes qui ont un problème avec le jeu. On voulait pouvoir ressentir un peu de ce qu’elles ressentent. On est tous égaux devant une machine, mais on n’a pas la même vulnérabilité. »

— Andréa Cohen-Boulakia, réalisatrice

Pour étayer les faits sur lesquels elle s’appuie, l’équipe de création a entrecoupé les moments de jeu dans son documentaire par les témoignages de Marie, Stéphane et Robert, trois personnes qui ont vécu des problèmes de jeu. Recherche d’émotions positives, envie de « geler » des sentiments négatifs, besoin de contrôle ou de pouvoir : elles racontent toute la détresse qui accompagne le jeu pathologique. Leur discours est renforcé au passage par les gains et les pertes d’argent que fait l’utilisateur à mesure que le documentaire interactif avance.

« Ce que je trouve intéressant, c’est que ça illustre différents portraits [de joueurs], affirme Magali Dufour, professeure, docteure en psychologie et directrice de la maîtrise en toxicomanie à l’Université de Sherbrooke. Personne n’est vraiment à l’abri. On peut être vulnérable dans les périodes de transition, par exemple. Il y a plein de scénarios qui font que l’on peut devenir à risque. »

La honte

Plusieurs intervenants dans ce documentaire mettent l’accent sur le sentiment de honte qui s’empare de ceux qui souffrent d’une dépendance au jeu. « On parle peu de la souffrance des joueurs, ajoute Mme Dufour. Une personne qui est dépendante, c’est quelqu’un qui a perdu le contrôle de ses habitudes de jeu et qui est parfois obsédé par le jeu. Elle souffre énormément, et ça va lui demander beaucoup d’efforts pour se battre contre ce problème de santé mentale. »

Pour Robert, un des participants au documentaire, l’ouverture du Casino de Montréal, en 1993, a coïncidé avec l’annonce du cancer de sa fille d’à peine trois ans et demi. « Tout de suite, je suis allé m’évader, me geler dans le jeu », raconte l’homme qui pouvait s’y rendre jusqu’à trois fois… par jour.

Accro, Robert a perdu des sommes colossales au black jack. Un soir, il avait 76 000 $ de jetons devant lui sur la table. Dans ses poches, il se réservait 42 000 $. « À aucun moment j’ai pensé partir parce que, dans ma tête à moi, je ne gagnais pas 118 000 $ ; j’avais 600 000 $ à rattraper. Il fallait que je continue jusqu’à ce que je gagne le 600 000 $ », relate-t-il.

Ce soir-là, il est reparti du casino après avoir tout perdu. « Sur le chemin du retour, t’es pas malade pour vomir, mais pas loin », résume-t-il. Malgré tout, il y est retourné.

Au fil du documentaire, le spectateur aussi perd tout. Il peut alors faire tourner « la roue de l’infortune » et entrer lui aussi dans un univers où il risque gros : le jeu à crédit, des emprunts à la famille, la nouvelle hypothèque pour la maison…

Après avoir commis des fraudes et omis de payer ses impôts, Robert a dû purger des peines de prison. L’équipe derrière le documentaire souhaite toutefois mettre en lumière qu’il existe des ressources pour surmonter une dépendance au jeu.

Magali Dufour souhaite elle aussi souligner qu’il existe un vaste réseau de soins au Québec pour les joueurs en détresse. « J’aimerais qu’on mette plus l’accent sur l’aide que ces personnes peuvent avoir plutôt que juste sur les conséquences du jeu, exprime-t-elle. Oui, les conséquences sont importantes. Oui, il y a des gens proches qui souffrent, mais on oublie de dire qu’il y a de l’espoir. Arrêtons de les juger. Avec de l’aide, elles peuvent s’en sortir. »

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