Littérature d’ici, maintenant

Tout bouge autour de nous

Nous avons voulu dresser un modeste portrait de la littérature québécoise depuis l’an 2000 en interrogeant des spécialistes du sujet. Parce qu’il s’en passe, des choses, dans notre petit royaume des lettres.

L’idée de ce dossier est née très simplement d’un manque. Depuis la parution en 2007 du livre de référence Histoire de la littérature québécoise de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, qui couvrait la littérature québécoise de ses origines jusqu’à l’orée des années 2000 – et encore, le dernier chapitre effleurait assez rapidement la décennie 1990 – aucun grand ouvrage de vulgarisation n’a encore fait la synthèse des 25 dernières années, qui ont pourtant été bouillonnantes.

Bien sûr, des livres sur des aspects spécifiques de notre littérature n’ont jamais cessé d’être publiés, les revues spécialisées ont scruté certains phénomènes à rythme régulier, mais nous manquons de repères généraux, quand bien même notre époque est-elle allergique aux portraits d’ensemble.

Mais sachez que le travail est en cours. Martine-Emmanuelle Lapointe, directrice du CRILCQ de l’Université de Montréal, est la chercheuse principale d’une équipe qui travaille à faire la synthèse de la littérature québécoise contemporaine de 2000 à 2015, un grand projet intitulé « La littérature québécoise contemporaine à l’épreuve de l’histoire », qui devrait paraître dans les années 2020. Compte tenu de l’éclatement et des transformations du milieu, cet ouvrage aura sûrement une forme très différente d’Histoire de la littérature québécoise, dont il sera en quelque sorte le prolongement. « Ce qui nous stimule beaucoup, c’est qu’on va devoir adapter notre propos et nos outils à notre objet, en quelque sorte, dit-elle. Nous allons devoir réinventer. Parce que je ne pense pas qu’on manque de matière ! »

D’ici là, nous avons interrogé des spécialistes pour dégager quelques grandes tendances incontournables pour saisir ce qui se passe présentement. Une sorte de « guide pour les nuls » en attendant le bilan officiel des institutions.

Nous avons posé la question à ces gens « sérieux » : la période que nous vivons est-elle excitante, au bout du compte ? Pour le professeur et écrivain Jean-François Chassay, cela ne fait pas de doute. Depuis presque 40 ans, il envoie chaque année à son vaste réseau son top 15 des meilleurs livres qu’il a lus, tous pays confondus. « Et je me rends compte qu’il y a de plus en plus de livres québécois qui atteignent mon top 15. Je trouve que depuis 10 ou 12 ans, il se fait beaucoup de choses neuves, intelligentes. »

« C’est sûr, avoue le professeur François Dumont. Nous sommes privilégiés parce que nous avons des étudiants passionnés. Ils sont comme affamés, souvent, parce qu’ils ont l’impression que ça bouge beaucoup autour d’eux, l’impression de faire partie d’une sorte de mouvement, d’être dans un milieu vivant. » Pour Michel Biron, c’en est même « affolant », « parce que c’est dur de trouver une sorte de vision générale, de voir que ça va dans tant de directions ».

Les participants

Jean-François Chassay, professeur de littérature à l’UQAM

Martine-Emmanuelle Lapointe, directrice du CRILCQ, Université de Montréal

Catherine Mavrikakis, professeur de littérature, Université de Montréal

François Dumont, directeur du département de littérature, Université Laval

Michel Biron, professeur de littérature québécoise à l’Université McGill

David Bélanger, doctorant en études littéraires, UQAM

Littérature d’ici, maintenant

Dix tendances (première partie)

Fuir Montréal ou le retour du régionalisme

L’une des tendances lourdes observées depuis 2000 est un retour au régionalisme, dans les romans comme dans les maisons d’édition qui se multiplient hors de Montréal. Bref, si autrefois, il fallait « arriver en ville » pour devenir écrivain, on dirait qu’aujourd’hui, il faut en sortir.

Cela a même mené à des expressions assez drôles comme le « néo-terroir » ou « l’école de la tchén’ssâ » (entendre chainsaw), cette dernière étant une boutade de l’essayiste Benoit Melançon. « Je pense qu’il y a un intérêt nouveau pour la région, mais pas du tout dans une perspective “terroiriste” ou folkloriste, explique Martine-Emmanuelle Lapointe. Je n’enfermerais pas cela uniquement dans la régionalité, mais dans une exploration des territoires imaginaires. »

« C’est important, et même frappant ; l’espace est beaucoup moins exclusivement montréalais, affirme François Dumont. Comme si la nation n’était pas qu’un concept, mais aussi des lieux, et pas que des lieux montréalais. On n’est pas dans la nostalgie ni dans la conservation, on revoit plutôt les lieux autrement. »

« Parfois, on n’est plus au Québec, mais en même temps, est-ce que ça pourrait vraiment s’écrire ailleurs ? C’est clair que ce n’est pas un retour au régionalisme des années 1910, on est loin de Claude-Henri Grignon. »

— Jean-François Chassay

« Dans les années 90, on pensait que sans Montréal, la littérature n’existerait pas, observe David Bélanger. Mais dans les années 2000, toute une production s’est faite contre cette idée du roman d’un trentenaire en peine d’amour dans son appart du Plateau… On dirait qu’en allant en région, on est dans un autre monde, la légende est possible et encore vivante. On peut sortir de la ville comme carcan qui oblige un certain imaginaire, mais aussi sortir des institutions littéraires. Ce qu’on met en scène, ce sont des personnages qui ne sont pas caractérisés par les lettres. Au Québec, ce carcan pèse, comme si c’était lié aux origines fantasmées qu’on donne à notre littérature. »

Exemples : Arvida de Samuel Archibald, Le poids de la neige de Christian Guay-Poliquin, Tu aimeras ce que tu as tué de Kevin Lambert

L’oralité décomplexée

Le débat sur l’utilisation du joual a longtemps fait rage après Les belles-sœurs de Michel Tremblay. C’est peut-être la querelle esthétique la plus importante de la littérature québécoise, dont on sent encore les restants dans le débat autour du « franglais » utilisé par les rappeurs. Mais une chose est certaine dans les années 2000 : l’oralité, le langage familier, sont énormément utilisés dans la production littéraire, et cela de manière tout à fait décomplexée. C’est devenu un choix avant tout esthétique, bien plus que politique. « Chez les jeunes écrivains, il n’y pas cette question de la norme qui se pose dans l’écriture, observe Martine-Emmanuelle Lapointe. Dans les années 60-70, les écrivains qui distordaient la langue comme Réjean Ducharme le faisaient en ayant en tête une norme, avec sans doute un certain désir de rupture assez frondeur. Les jeunes écrivains n’écrivent pas l’oralité pour se révolter par rapport à une langue établie, c’est plus une manière d’expérimenter la langue d’écriture. »

« Je dirais que c’est plus le registre familier, une façon d’écrire comme on parle, d’approcher un certain naturel, une authenticité. »

— François Dumont

« Ça produit des textes moins prévisibles, poursuit Michel Biron. On ne veut pas que la langue soit trop standard, trop policée, trop lisse, trop normative, il faut que ça bouge, que ce soit jazzé, personnel, et chaque écrivain marque bien ses usages. Le joual était lié à un groupe, ce n’est plus comme ça. »

Jean-François Chassay y sent clairement une influence de la littérature américaine. « Et je pense que c’est lié au fait qu’on est plus à l’aise avec la langue en général. Enfin, les niveaux de langue qui se mélangent, ce n’est pas parce qu’on est incapables de sortir de l’anglais ; il y a 17 langues dans Finnegans Wake de James Joyce ! »

« La honte de soi a disparu dans la langue, et c’est aussi parce qu’écrire en joual avant était lié à une non-maîtrise », croit David Bélanger.

Exemples : Malgré tout on rit à Saint-Henri de Daniel Grenier, Et au pire, on se mariera de Sophie Bienvenu, La vie littéraire de Mathieu Arsenault

Puissance des maisons d’édition non généralistes

Nées pour la plupart dans les années 2000, elles ont profondément changé le paysage littéraire au Québec. Nous parlons des nouvelles maisons d’édition comme Marchand de feuilles, Alto, Le Quartanier, La Peuplade, Mémoire d’encrier, Héliotrope, Hamac, L’Écrou… Elles ont brisé le monopole des grandes maisons établies, bousculé les prix littéraires et imposé de nombreuses nouvelles voix. « Ce sont des maisons souvent créées par des éditeurs qui ont l’âge de leurs écrivains », note Jean-François Chassay. Et les deux vont main dans la main, selon Catherine Mavrikakis. 

« Le rapport à l’éditeur est beaucoup plus fort, chez les jeunes. Ce sont des gens qui travaillent dans une grande proximité avec leurs auteurs. »

— Catherine Mavikakis

La plupart de nos spécialistes s’entendent pour dire que le tournant se situe autour de 2005, qui est aussi le tournant des réseaux sociaux, dont ces maisons et ces écrivains vont se servir allègrement. « Il y a clairement un changement de paradigme, un déplacement », soutient Martine-Emmanuelle Lapointe, qui voit dans les résultats non pas des écoles esthétiques, mais des constellations, des rassemblements d’écrivains.

« Le corollaire de ça est l’effacement dans la sphère littéraire des éditeurs généralistes comme Boréal, Leméac ou Québec Amérique, note David Bélanger. Les grands éditeurs qui publient d’un spectre à l’autre sont moins audibles, trouvent moins leur public qu’avant. Les petites maisons deviennent de vrais animateurs culturels, fédèrent des textes. On n’est plus dans le marché du livre, mais dans la littérature. Les jeunes écrivains ne veulent plus aller dans une maison d’édition qui a une identité généraliste ; ils veulent une maison dans laquelle ils vont se reconnaître. C’est comme le PQ versus le Parti des végétariens : ils font de la littérature pour les littéraires, pas pour tout le monde en général ».

L’autofiction et son ressac

Au début des années 2000, c’est l’explosion de l’autofiction, dont la figure la plus emblématique au Québec sera Nelly Arcan, qui fait d’ailleurs l’objet d’une véritable obsession auprès des étudiantes, selon toutes les personnes interrogées. « C’était une question très forte dans ces années-là, confirme Martine-Emmanuelle Lapointe, et on s’est rendu compte que l’autofiction n’était pas seulement dans les textes narratifs, mais qu’elle se retrouvait aussi dans l’essai ou la bande dessinée. » Une catégorie qui a toujours ses adeptes aujourd’hui, mais qui a créé aussi une forte réaction.

« C’est une question qui a toujours cristallisé, encore maintenant. Il y a ceux qui en font et ceux qui sont radicalement contre, qui défendent l’imagination. Comme Nicolas Dickner, par exemple. Cette cristallisation a conduit à un redéploiement et une remise à l’avant de l’imaginaire. »

— Jean-François Chassay

Pour David Bélanger, l’autofiction a été la première grande tendance des années 2000. « C’était hégémonique dans le milieu universitaire, et cela a pris une telle place que tout le monde devait se positionner, il y a eu un ressac, dit-il. Cela a lancé une vague très imaginative, de gens qui en avaient contre cette littérature, qui vont arriver avec un monde fantasmagorique, comme Nicolas Dickner, Dominique Fortier, Éric Dupont ou Marie Hélène Poitras. »

Exemples : Putain de Nelly Arcan, Borderline de Marie-Sissi Labrèche, Testament de Vickie Gendreau

L’impact de l’enseignement de la littérature québécoise et des études en création

Les écrivains qui sont nés, littérairement parlant, dans les décennies 60-70 avaient tous été éduqués à la littérature française. Il en va autrement aujourd’hui. L’enseignement de la littérature québécoise, de même que le développement des maîtrises et doctorats en création, ont changé la donne. Les deux ont eu leurs détracteurs.

« Je pense que ce qui fait que la question nationale ne se pose plus avec la même urgence aujourd’hui dans le domaine littéraire, c’est qu’on a vraiment le sentiment que la littérature québécoise existe, croit Martine-Emmanuelle Lapointe. Elle est enseignée, elle est transmise. Les auteurs canadiens-français étaient minoritaires dans l’enseignement, avant. Il n’y a aucun doute, cela a joué énormément. »

« Les jeunes écrivains ont découvert la littérature en lisant des auteurs québécois. C’est relativement récent, ça. Ils s’intéressent aussi à revisiter le passé littéraire, on vient de voir ça avec La Scouine de Gabriel Marcoux-Chabot. »

— François Dumont

Jean-François Chassay rappelle que le creative writing, qui vient des États-Unis, s’est beaucoup développé ici depuis 30 ans. « Je me souviens que des professeurs étaient radicalement contre ça. Mais il y a un effet institutionnel : chez les écrivains dont on parle beaucoup aujourd’hui, qui ont moins de 45 ans, beaucoup ont une maîtrise ou un doctorat en littérature et ça, ça change les choses. Ils ont un background à la fois littéraire et théorique qui fait qu’ils ont une connaissance de la littérature et que les échanges sont grands. »

Ce qui surprend le plus Catherine Mavrikakis, c’est la confiance que cela leur donne. « Je crois que les programmes de recherche et création sont une pépinière d’écriture pour les très jeunes, et qu’avant, on attendait plus avant de publier. De faire un mémoire en création, ça leur donne une espèce d’assurance ; donc, ils envoient leurs manuscrits. Ils attendent moins qu’avant pour participer au monde littéraire, ils se donnent la liberté d’écrire. Ils se permettent ça dès le début. »

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