opinion : Lettre au ministre de l’Éducation

On est samedi soir et je corrige

Bonsoir, Sébastien, mon ami ministre,

Je me permets de te parler comme à un ami, car je me dis que tu dois m’apprécier un peu pour semer de l’espoir en moi. Je sens une vague de solidarité envers les enseignants dans la population québécoise et je ne peux que m’en réjouir. J’avais l’impression qu’on parlait de nous seulement quand on descendait dans la rue pour faire entendre nos demandes. Et voilà que tu es arrivé avec tes idées et ton aplomb inspirant. Mon cher ami, j’ai besoin de toi.

Je suis fatiguée ! Je corrige sans arrêt depuis deux semaines, car la remise des notes pour le deuxième bulletin me nargue dans le coin de la maison. Tu vas me dire : « Oui, mais Maude, t’enseignes le français au deuxième cycle du secondaire, c’est normal ! » Je comprends ton argument, mais j’ai le temps, d’habitude, de corriger durant mes périodes de non-enseignement. Pourquoi je n’y arrive donc pas cette année ? Parce que je suis plus débordée que jamais !

Depuis septembre, je planifie des cours motivants pour tous mes élèves (et pour moi aussi, SVP, je suis quand même l’actrice en avant), des situations adaptées pour ceux en difficulté et des leçons plus poussées pour mes ados doués (je pourrais recevoir une mise en demeure, tu sais). 

J’ai pris le temps, comme chaque mois, d’informer certains parents que leur progéniture risquait l’échec malgré tous nos efforts mutuels. C’est la loi ! J’ai même envoyé un échéancier des travaux/évaluations aux parents de mes 90 élèves parce que je me dis que s’ils collaborent avec moi, peut-être que les rappels de dates butoirs pourraient être évités. 

J’ai écouté, consolé et dirigé vers les bons intervenants une dizaine d’ados vivant des situations troublantes !

Imagine-toi donc, Seb, que je suis restée quelques fois dans mon local après la cloche de fin de journée pour pleurer ma rage et mon incompréhension refoulée après avoir reçu toutes ces confidences. J’ai voulu t’appeler pour me libérer, mais j’ai égaré ton numéro. 

J’ai été inspirée par la vague du flexible seating, donc avec l’aide de collègues, j’ai fait aller mes contacts pour réorganiser l’espace de mon local. La semaine dernière, je trouvais que l’atmosphère était au neutre dans l’école, donc j’ai mis sur pied un projet rassembleur pour énergiser mon milieu : les Jeux olympiques de la gentillesse. C’est beau, trouves-tu ?

Pas du clés en main

Mon école secondaire a été choisie comme cobaye pour l’implantation de l’éducation à la sexualité. Imagine-toi donc que la troisième secondaire est LE niveau avec le plus de thématiques à aborder. Devine qui s’est dit qu’elle pouvait intégrer le tout à sa matière ? Aussi bien commencer tout de suite puisque ce sera obligatoire dès l’an prochain ! Je vais te dire, entre toi et moi, vos canevas pédagogiques sont une belle entrée en matière, mais c’est loin d’être clés en main. Je pourrais peut-être te conseiller quand on se verra au prochain souper d’amis.

Là, on est samedi soir et je suis tannée de corriger. Je suis fâchée, pour tout te dire ! Je regarde mes filles qui dorment à côté de moi sur le divan et je culpabilise de les avoir mises de côté ce soir, encore, pour avancer mon travail. Je ne te parlerai pas du 32 heures, tu te doutes bien que je l’ai dépassé pas mal. Je te dirais que cette semaine, je suis surtout fâchée que 15 de mes élèves se soient absentés à un examen. Quinze, bordel ! Sais-tu ce que j’ai fait ? J’ai contacté les parents pour que leur ado se présente en reprise. Sais-tu ça m’a pris combien de temps ? Deux périodes ! Sais-tu ce que j’aurais pu faire au lieu de ça ? Corriger ! 

Heureusement, ils sont venus, car je t’aurais demandé quoi faire pour leur résultat puisque je ne peux pas leur mettre « 0 », ça pénaliserait leur comportement. 

Je vais m’arrêter ici, j’ai 90 examens de lecture à terminer de corriger (j’en suis à la huitième question sur neuf, il y a de l’espoir).

J’ai besoin de toi, Sébastien, mon ami ministre. Peux-tu, SVP, organiser d’autres événements que des déjeuners où on pourrait discuter de la surcharge de travail des enseignants et trouver ENFIN des solutions ? Penses-tu que tu pourrais demander à la société de nous épauler, de nous aider, de nous valoriser ? J’aimerais bien ça parce que malgré tout, ma profession, je veux la garder. Ma famille et ma santé aussi, par exemple…

Merci ! 

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