CHRONIQUE

Le garage d’Armand

« Aie pas peur, il est pas méchant ! » Jean-Pierre Ferland est sorti de sa maison pour me rassurer. Il voyait bien que l’accueil que me réservait son chien me donnait un drôle d’air.

Je savais que le créateur de Jaune vivait à Saint-Norbert. Je savais que son domaine était beau. On me l’avait dit. Mais à ce point, non. On est subjugué par son immense beauté, impressionné par le labeur qu’il a nécessité au fil des années.

Jean-Pierre Ferland me montre sa grange et me parle du toit qui s’est effondré au cours de l’hiver. Curieusement, celui qui aura 85 ans le 24 juin prochain n’adopte pas un ton abattu. « On va tout refaire ça », dit-il en expliquant l’allure qu’aura bientôt le bâtiment.

Dans le confort de sa maison ancestrale, il me raconte comme si c’était la première fois comment il l’a découverte un jour qu’il se baladait dans le coin. Il m’entraîne dans une pièce qu’il a ajoutée et qui semble être son bunker.

« Bon, on jase de quoi ? », lance-t-il.

Si je suis venu à Saint-Norbert rencontrer Jean-Pierre Ferland, c’est pour qu’il me parle d’Armand, son père. Figure emblématique d’un Plateau qui n’existe plus, Armand Ferland a dirigé pendant une trentaine d’années une station-service qui était située au 962, avenue du Mont-Royal Est, entre Mentana et Boyer.

Infatigable travailleur, personnage connu et apprécié de tous, Armand Ferland connaît une sorte de consécration avec l’inauguration officielle, aujourd’hui, d’une place publique créée à l’endroit même où se trouvait son garage, qui portait l’enseigne Esso d’Imperial Oil.

« On était une famille serrée, raconte Jean-Pierre Ferland. Cinq garçons et deux filles. On travaillait tous au garage, sauf les filles. Je lavais les voitures. Ça me donnait 25 cents par voiture. Mais moi, j’haïssais ça parce que mon père avait confié la gérance du garage à mon frère Robert qui était plus jeune que moi. Eille ! Me faire donner des ordres par mon petit frère… Je le prenais pas ! », dit-il en riant.

La famille Ferland habite au 5089, rue Chambord. Jean-Pierre fréquente le collège Stanislas, situé au coin de l’avenue Laurier. Il est inscrit au cours supérieur. Pour mieux raconter un certain souvenir, l’artiste baisse le ton, comme s’il ne voulait pas que son père l’entende.

« Le midi, on venait tous manger à la maison. Mon père prenait la voiture de mon oncle. C’était une Buick 42. Quand j’avais fini de manger, je me sauvais et j’allais dans la voiture. Le starter était en dessous de la pédale à gaz. J’appuyais là-dessus et je faisais le tour du bloc. Après ça, il disait : “Je comprends pas pourquoi ma batterie est encore à terre.” »

Au temps d’Armand Ferland, le « gallon de jaune » coûtait 32 cents, celui de « rouge », 37 cents. « Mon père avait une quatrième année, dit Jean-Pierre Ferland. Mais quand il signait Armand Ferland, il y avait des fioritures partout. Il était très orgueilleux. On a tous hérité de ça dans la famille. »

Tout le monde connaissait Armand Ferland. Sur des photos d’archives, on le voit en compagnie des notables de la ville. « On avait une belle clientèle, dit Jean-Pierre Ferland. Des vendeurs d’assurances, des médecins, des avocats… Tout le monde du quartier venait gazer chez nous. Mon père était roux. Ses amis l’appelaient Ti-Rouge. Il était une star dans le quartier. »

Malgré son sens de la famille, Armand Ferland pouvait être froid. Et même dur. « Mon père avait un défaut, il pouvait bouder ma mère pendant des semaines. Un jour, je devais avoir 16 ans, j’ai dit à ma mère : “Maman, pourquoi vous ne partez pas ? Il vous fait pleurer tout le temps. On est assez grands. On va s’arranger.” Ma mère m’a répondu : “Non, je ne partirai pas. Je l’aime.” J’en parle et j’en frémis encore… C’est elle qui m’a donné le goût de l’amour. »

Quand le jeune Jean-Pierre écrit ses premières chansons, Armand Ferland observe son fils d’un air dubitatif. « Un jour, mes parents me disent : “Viens donc à la messe avec nous autres. Ça serait bien qu’on te voie un peu à l’église.” Je venais d’écrire une chanson vulgaire, Les framboisiers (“J’ai beau me forcer pour être vicieux/Mais toi tu te fermes toujours les yeux”). Pendant son sermon, le curé s’élance et dit en me pointant : “Quand on pense qu’on a des paroissiens qui écrivent des chansons épouvantables !” Mon père avait la tête entre les deux jambes. »

Armand Ferland a eu sa station-service jusqu’en 1967. Elle a ensuite été vendue à d’autres exploitants avant d’être rasée il y a quelques années. Le terrain a été racheté par la Ville en 2016. L’été dernier, l’arrondissement a créé une place, une sorte de halte pour les passants.

Ginette Ferland, la nièce de Jean-Pierre (fille de Robert), a voulu lui offrir une personnalité. 

Avec son énergie légendaire, Ginette Ferland s’est démenée pour que l’on nomme ce lieu place des Fleurs-de-macadam. C’était pour elle une façon symbolique de rendre hommage à son grand-père et à son illustre oncle.

C’était aussi une façon de marquer du sceau de la poésie ce fabuleux quartier. C’est en effet alors qu’il vivait rue Chambord que Jean-Pierre Ferland a griffonné les vers de cette chanson qui dépeint fabuleusement le Plateau Mont-Royal.

On a poussé à l’ombre des cheminées

Les pieds dans le mortier

Le nez dans la boucane

Moitié cheminée, moitié merisier

Comme une fleur de macadam

Des panneaux explicatifs seront installés sur cette place et raconteront l’histoire d’Armand Ferland et de son garage. Une œuvre d’art a été mise en place. Quant aux fleurs, elles pousseront là où elles le voudront bien. Elles ont tous les droits.

(Bonne journée à tous les pères !)

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