À BIEN Y PENSER

Des aveugles et des fous

Le triste spectacle de l’actualité politique, animée par les dirigeants des États-Unis et de la Corée du Nord, nous rappelle la phrase prophétique que Shakespeare prêtait au roi Lear : 

« Maudite soit l’époque où le troupeau des aveugles est sous la conduite d’une poignée de fous. »

— Pierre Brodeur, Saint-Bruno

OPINION TRISOMIE 21

« À ta place, je me serais fait avorter »

Je suis encore la femme heureuse et l’avocate accomplie que j’ai toujours été, et ce, malgré la venue de ma fille trisomique

Le « ouache » a grandi dans mon ventre. Pire. J’ai choisi en toute connaissance de cause de le laisser vivre. J’ai manqué cruellement de courage et d’humanité en choisissant de faire naître un enfant qui souffrira toute sa vie de sa différence.

Je suis une égoïste qui a sacrifié sa vie, son couple et sa carrière, alors que ce grand malheur aurait pu être évité. Je suis une irresponsable qui a mis au monde un enfant trisomique sans avenir, qui sera un fardeau pour toute la communauté.

Chacune de ces opinions brutales m’a été balancée en plein visage à un moment ou à un autre. Le tribunal populaire s’est prononcé sur mon choix à maintes reprises.

Dans notre société actuelle, il y a, semble-t-il, un besoin viscéral de clamer haut et fort son avis sur tout. C’est « la chorale des gens avec des opinions » à laquelle fait justement référence la pièce de théâtre Gamètes présentement à l’affiche à La Licorne. L’auteur y aborde le dilemme d’une mère qui apprend que son fœtus est trisomique et la possibilité (ou non) de faire un choix dégagé de toute pression sociale.

« À ta place, je me serais fait avorter. » Je ne compte plus le nombre de fois où on m’a dit cette phrase. Évidemment, lorsqu’on se contente d’être le juge extérieur d’une situation que l’on ne vit pas, c’est si facile de trancher. De se conforter dans cette idée que le choix devrait être évident.

J’ai cru moi aussi à une époque que l’avortement était la seule option rationnelle. J’ai cru qu’il s’agissait d’un geste de compassion envers l’enfant trisomique pour le prémunir, lui et nous tous, d’une vie de misère.

J’ai cru que je n’aurais pas l’altruisme nécessaire pour en prendre soin. J’ai même cru que je serais incapable de l’aimer, ma tête étant remplie d’idées préconçues et d’images peu flatteuses de personnes trisomiques.

Mais tout cela, c’était avant que je ne sois véritablement confrontée au fardeau inhumain de décider si ce bébé, que je sentais bouger au creux de mon ventre, devait vivre ou mourir. Avant que tous les arguments en faveur de l’une ou de l’autre des positions ne viennent hanter mes jours et mes nuits, encore et encore, pour que je parvienne à en soupeser les moindres détails.

Avant que je ne regarde au-delà de mes préjugés et prenne le temps de m’informer sur la qualité de vie des personnes trisomiques et de leurs familles. Avant que je ne m’interroge longuement sur l’épineuse question éthique de vouloir trier l’être humain tel un produit commercial, au nom d’une quête de la perfection et de la performance.

Je ne remets pas en cause le droit à l’avortement, et plus particulièrement ce droit légitime de toute mère de choisir si elle souhaite poursuivre ou non sa grossesse face à un diagnostic de trisomie 21.

Mais je me questionne sérieusement à savoir si l’on peut toujours parler de libre arbitre quand le choix d’une mère de mettre au monde un enfant trisomique doit affronter une armée d’avis et de reproches tous plus culpabilisants les uns que les autres. 

Je ne m’étonne plus aujourd’hui de savoir que seulement 10 % d’entre elles font ce choix. Il m’a fallu être solide comme un roc tout au long de ma grossesse pour demeurer fidèle à ma décision et ne pas finir par être écrasée sous le poids accablant des pressions sociales. Et c’était sans compter les pressions médicales que j’ai eu à endurer, même à plus de 31 semaines de grossesse quand il fut encore et toujours question d’avortement. « Vous ne réalisez certainement pas ce qui vous attend, ma p’tite madame ! » Est-ce bien cela, le choix libre et éclairé que nous fait miroiter le Programme québécois de dépistage prénatal de la trisomie 21 ?

Mon souhait pour l’avenir serait que nous apprenions à taire le bruit de nos opinions, de nos préjugés et de nos jugements hâtifs. Surtout lorsque c’est de la vie d’un enfant qu’il est question, aussi imparfait soit-il.

Aujourd’hui, je suis encore la femme heureuse et l’avocate accomplie que j’ai toujours été, et ce, malgré la venue de ma fille trisomique. Je suis la preuve vivante que parfois nos certitudes ne valent pas grand-chose et qu’il ne faut jamais dire jamais. Il s’avère que ma fille n’est pas le drame dont l’opinion publique et le dépistage prénatal auraient tant voulu me prémunir. Elle est un rayon de soleil, une immense source de bonheur et de fierté pour toute notre famille. Elle est bien plus qu’une anomalie génétique. Elle est ma fille, elle est mon sang, ma bataille, elle est le plus beau cadeau que la vie m’ait offert.

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