THE TRIALS OF PATRICIA ISASA

Étudiante torturée, son histoire devient un opéra

À l’âge de 16 ans, une jeune leader étudiante du nom de Patricia Isasa est enlevée par la junte militaire argentine comme plusieurs milliers de ses compatriotes. Plus de 30 ans après les événements, elle réussit à traduire ses tortionnaires en justice. Son histoire a inspiré une compositrice qui a créé l’opéra The Trials of Patricia Isasa, présenté à Montréal dans quelques jours. Un projet musical qui dénonce la répression des États et les violations des droits de la personne.

Elle est l’une des rares survivantes de la dictature militaire argentine qui a fait 30 000 disparus au début des années 80. Patricia Isasa a été enlevée en 1976. Elle avait à peine 16 ans. Elle n’a jamais su où elle se trouvait. Séquestrée et torturée pendant deux ans et demi, elle est l’une des rares survivantes de ce sombre chapitre de l’histoire argentine baptisé « la guerre sale ».

L’architecte de 55 ans nous raconte son histoire de Buenos Aires. Depuis quelques jours, elle se trouve à Montréal pour assister à la première d'un opéra qui porte son nom. Jeudi, elle a participé à une table ronde animée par le cinéaste québécois Patricio Henriquez, qui l’a lui-même interviewée en 2008 pour son documentaire Sous la cagoule, un voyage au bout de la torture. Le sujet de la causerie : l’art et l’horreur.

Comment faire une représentation artistique sur l’horreur ? Comment vit-on une expérience de création ? Y a-t-il des limites à la représentation artistique ? Y a-t-il des risques pour les créateurs ? Des questions qui ont été débattues par la principale intéressée en présence des créateurs de l’opéra, mais aussi d'organisations humanitaires comme Amnistie internationale.

C’est que la compagnie lyrique montréalaise Chants libres dirigée par Pauline Vaillancourt a décidé de créer un opéra inspiré de cette histoire. Une rareté dans le monde de la scène lyrique.

L'opéra en deux actes interprété par un chœur, sept musiciens et six solistes a été pour Patricia Isasa l’occasion de boucler la boucle de cet épisode dramatique de sa vie. « L’art est une façon de guérir les blessures, nous dit-elle. Même s’il est impossible d’oublier ce qui s’est passé dans ce camp de concentration où j’ai vécu l’horreur. Mais avant de passer à l’art, il fallait qu’il y ait une justice. »

Dans le livret rédigé par Naomi Wallace, il est notamment question d’une rencontre amoureuse entre Patricia et une codétenue. Une véritable rencontre que la militante des droits de la personne tenait à inclure dans « son » opéra. « C’est une rencontre qui m’a sauvé la vie, affirme-t-elle. Cette femme, que j’ai aimée, m’a aidée à ne pas sombrer dans la folie. C’est une façon de dire que l’amour peut naître même en enfer. »

Elle a formulé une seule demande à l’équipe de création : il fallait qu’il y ait un bandonéon, instrument emblématique du tango argentin, qui a bercé sa jeunesse.

DE L’ART POLITIQUE

« C’était un verdict historique, se rappelle la compositrice américaine Kristin Norderval. Qu’une victime de rapt et de torture gagne son procès contre des membres du gouvernement de l’époque, ça ne s’était jamais vu. Combien de femmes agressées ou violées obtiennent véritablement justice ? Imaginez lorsque les responsables font partie du gouvernement… »

La chanteuse et musicienne élevée par deux professeurs de science politique (son père est américain, sa mère, norvégienne) a pris contact avec Patricia Isasa dans l’espoir d’adapter son histoire en opéra. Un exercice auquel Kristin Norderval s’était déjà prêtée en 2008 en participant à la création d’une pièce multidisciplinaire sur les conditions de détention à Guantánamo.

« Nous vivons une crise de responsabilité et d’imputabilité sans précédent, nous dit-elle. Autant sur le plan environnemental que politique. Des États-nations commettent des génocides, cautionnent la torture et on ne fait absolument rien. Pensez à Maher Arar qui est toujours sur la « No Fly List » aux États-Unis. Cette imputabilité touche directement les femmes, victimes d’une violence que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) décrit comme une épidémie. »

Avant tout, Kristin Norderval, qui a eu plusieurs entretiens avec Patricia Isasa (dont certains extraits seront diffusés pendant l’opéra) y a vu une histoire d’espoir. « Tout notre système politique est construit de manière à protéger les plus puissants. L’histoire de Patricia prouve que malgré tout, c’est possible d’obtenir justice. »

UNE RARETÉ À L’OPÉRA

Le théâtre s’inspire et se nourrit tout le temps de l’actualité politique. On n’a qu’à penser à la pièce Fredy, d’Anabel Soutar, qui recréait la commission d’enquête sur la mort de Fredy Villanueva, tué par un policier en 2008. La dramaturge Carole Fréchette avait fait de même en racontant l’histoire d’un étudiant chinois emprisonné pendant 27 ans après avoir lancé des œufs remplis de peinture sur un portrait de Mao. Mais à l’opéra…

Kristin Norderval, qui interprétera le personnage de Patricia, s’insurge contre cette rareté. On ne s’étonne pas qu’une chanson de Bruce Springsteen puisse porter un message politique, pourquoi en serait-il autrement à l’opéra ? L’opéra contemporain en tout cas doit refléter les questions de société que l’on vit aujourd’hui. Personnellement, je n’ai pas envie de faire un opéra juste pour le plaisir de divertir. »

La compositrice estime que même les opéras classiques traduisent les préoccupations sociopolitiques de leur époque.

« Le mariage de Figaro défendait les droits des aristocrates ; Verdi prônait l’indépendance de l’Italie. Plus récemment, Philip Glass – avec qui j’ai beaucoup travaillé – a composé des pièces sur Gandhi ou Einstein. Pour moi, c’est normal. »

— Kristin Norderval

UN AVENIR INCERTAIN

Le séjour de Patricia Isasa à Montréal demeure épineux, le gouvernement ayant déjà tenté d’annuler son voyage. « Je suis sur une liste noire », nous dit-elle. Les autorités gouvernementales actuelles n’ont pas digéré qu’elle traîne ses tortionnaires devant la justice. Encore moins qu’elle gagne son procès en 2009. Surtout qu’elle travaille à faire connaître d’autres histoires de « disparus ».

Aujourd’hui, elle milite pour fermer une école militaire américaine en Géorgie (The School of Americas), qui forme des soldats d’Amérique latine depuis des décennies. L’un de ses geôliers était diplômé de cette école… Elle est également active auprès de Mothers of the Plaza de Mayo, association de mères argentines dont les enfants ont disparu (comme elle) entre 1976 et 1983.

Selon elle, plusieurs PDG d’entreprises argentines ont financé des assassinats et des disparitions. « Il y a toujours quelqu’un qui tire les fils des marionnettes, nous dit-elle. Nous avons un gouvernement de droite qui aujourd’hui veut faire taire l’opposition. C’est horrible. J’espère au moins que cet opéra saura toucher les gens et leur communiquer l’idée d’une plus grande justice. »

The Trials of Patricia Isasa sera présenté au Monument-National du 19 au 21 mai.

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