Chronique

Le ferez-vous, M. Bach ?

Cette fois, M. Bach, on ne peut simplement parler d’athlètes tricheurs voulant déjouer les contrôles antidopage. En tant que président du Comité international olympique (CIO), vous comprenez sûrement que les révélations de Grigory Rodchenkov au New York Times vont au-delà de ce phénomène.

C’est plutôt d’un programme de dopage planifié par les autorités sportives d’une puissance mondiale qu’il est question, M. Bach.

Si M. Rodchenkov dit vrai, ce sont vos partenaires, ceux dont vous avez tant vanté le sens de l’organisation durant les Jeux de Sotchi de 2014, qui ont conçu ce scénario délirant.

M. Rodchenkov, vous le savez, était responsable du laboratoire antidopage russe durant les Jeux de Sotchi. Mais il exerçait son rôle à l’envers, créant lui-même des potions interdites pour améliorer les performances des athlètes russes. Décoré par Vladimir Poutine après les Jeux, il a quitté la Russie lorsque les allégations de dopage faisant mal paraître le pays ont commencé à circuler. Quelques semaines plus tard, deux de ses anciens collègues sont morts subitement.

Si M. Rodchenkov fabule, avouez, M. Bach, qu’il lui faudrait une imagination hors-norme. 

Il décrit un système étonnant afin d’éviter que des médaillés russes dopés subissent un contrôle positif. La nuit venue, leurs échantillons d’urine étaient transférés dans un labo de fortune installé dans un placard, grâce à une minuscule ouverture camouflée dans la pièce où ils étaient remisés.

C’est dans ce réduit qu’ils étaient remplacés par d’autres prélevés des mois plus tôt, propres à 100 %, avant d’être retournés dans la première pièce par le même passage secret.

Si cette histoire tombait comme ça, sans autre avertissement, sa véracité nous paraîtrait suspecte. Elle semble tellement invraisemblable. On dirait un roman où l’auteur repousse les limites du réalisme pour créer des scènes accrocheuses.

Sauf qu’elle ne tomba pas comme ça, justement. Elle arrive après la publication de deux rapports dévastateurs de la Commission indépendante de l’Agence mondiale antidopage, présidée par l’avocat montréalais Richard Pound.

Cette enquête a détaillé l’étendue du dopage dans l’athlétisme russe. On apprend notamment le rôle joué par le Service de sécurité de la Fédération de Russie, dont la présence dans le laboratoire antidopage de Moscou a été associée à de l’intimidation.

Rappelez-vous, M. Bach, ce commentaire d’un employé du laboratoire cité dans le premier rapport Pound : « La dernière fois, à Sotchi, on avait des gars prétendant être des ingénieurs, mais qui étaient en réalité du service fédéral de sécurité, le FSB, qu’on peut appeler le nouveau KGB. »

***

En soirée hier, M. Bach, vous n’aviez toujours pas commenté les informations du New York Times, ni celles du quotidien britannique The Guardian, publiées la veille.

On y affirmait que le comité de candidature de Tokyo 2020 avait transmis un paiement secret de 1,3 million d’euros à une société associée au fils de Lamine Diack, alors président de la Fédération internationale d’athlétisme et membre très influent du Comité international olympique (CIO).

On n’avait pas entendu d’histoire pareille depuis le scandale des Jeux de Salt Lake City, en 2002. Des avantages avaient alors été promis à des membres du CIO en retour de votes appuyant la candidature de cette ville.

Bien sûr, M. Bach, plusieurs raisons vous incitent à la prudence. Après tout, c’est d’abord à l’Agence mondiale antidopage d’examiner les accusations de M. Rodchenkov. Quant au cas de Tokyo 2020, vous ne souhaitez sans doute pas nuire au travail de la justice française.

En revanche, M. Bach, chaque jour qui passe affaiblit la marque olympique. Ces histoires choquent des gens aux quatre coins du globe.

Laissez-moi vous parler d’un homme bien connu au Québec. Il s’appelle Paul Houde et il poursuit depuis longtemps une brillante carrière à la radio et à la télé. Mais il est aussi reconnu comme un des plus grands experts d’athlétisme du Canada.

Paul n’avait que 10 ans lorsqu’il a colligé ses premières statistiques dans un grand cahier. C’était durant les Jeux de Tokyo, en 1964. Sa passion pour la course, les sauts et les lancers l’a habité au point où, un jour, il est devenu membre de l’Association internationale des statisticiens d’athlétisme.

Depuis quelques années, plusieurs événements ont désabusé Paul. Avouez, M. Bach, qu’il y a quelque chose de déréglé quand un spécialiste doit constamment remettre ses classements à jour parce que des cas de dopage, découverts des années après la tenue des compétitions, bousculent les résultats.

Mais bon, quand on aime l’athlétisme comme lui, on se console en se disant que le système fonctionne tout de même un peu, puisque les avancées technologiques permettent de débusquer les tricheurs des années plus tard. Mais cette fois, Paul en a assez. « Je tire la plogue », a-t-il affirmé hier.

Cette expression, M. Bach, traduit un profond écœurement. Les révélations du Guardian et du Times l’ont dépité. Cet été, Paul ne regardera pas les Jeux de Rio à la télé : il ira à la pêche, a-t-il dit à ses milliers d’auditeurs.

Pensez-y, M. Bach : combien de passionnés de sport olympique pensent comme lui ? Combien sont dégoûtés par ces histoires sordides ? Et comprenez-vous l’impact potentiel sur les candidatures olympiques ? Les citoyens des pays démocratiques accepteront-ils que leurs élus suggèrent de les présenter chez eux ?

Je ne crois pas, M. Bach, que vous les rassurerez beaucoup en évoquant les mérites de l’Agenda 2020. Ces réformes visant à améliorer la transparence et la gouvernance du CIO constituent une avancée louable. Bravo pour en avoir été l’initiateur. Mais ce n’est déjà plus suffisant.

***

M. Bach, la crédibilité du sport olympique souffre cette semaine. Dans ces deux dossiers chauds, vous devrez démontrer votre volonté d’aller au fond des choses.

Il vous faudra, même si c’est déplaisant, fouiller les allégations publiées dans le Guardian et le New York Times. Tokyo 2020 a-t-il brisé les règles ? M. Rodchenkov dit-il la vérité ? Vous devrez fournir des réponses étoffées et convaincantes à ces questions.

Le ferez-vous, M. Bach ?

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