CHronique

La biologie selon le frère Marie-Victorin

J’ai toujours pensé que le frère Marie-Victorin avait consacré sa vie uniquement aux fleurs, aux arbres et à Dieu. Je sais maintenant qu’entre une étude sur le pistil des tulipes et l’écriture d’un essai sur la flore laurentienne, ce grand érudit s’intéressait aussi au fonctionnement du clitoris, aux odeurs des sécrétions vaginales et à la forme des toisons féminines. Son intérêt pour la chose l’a même amené à avoir recours à des prostituées afin d’approfondir ses connaissances.

Cet aspect méconnu du plus célèbre botaniste québécois nous est livré dans une correspondance qu’il a entretenue avec sa fidèle assistante, Marcelle Gauvreau. Les douzaines de missives (nous n’avons accès qu’à celles de Marie-Victorin) de cet échange épistolaire pour le moins coloré ont été choisies et rassemblées par l’historien Yves Gingras et se retrouvent maintenant publiées sous le titre de Frère Marie-Victorin : Lettres biologiques – Recherches sur la sexualité humaine.

Cette correspondance, qui s’amorce en 1934 et s’étend sur sept années, emprunte d’abord un ton chaste et convenu. On sent qu’une grande amitié est en train de naître entre le religieux et cette « vieille fille » qui lui a servi d’assistante à l’Institut et au Jardin botaniques de Montréal. Pour Marcelle Gauvreau, le sentiment est sans doute différent et relève davantage de l’amour. Cette relation entre les deux amis, sans doute jalousée par d’autres, fut d’ailleurs à l’origine de plusieurs commérages.

Dans ces « lettres biologiques », dont des extraits avaient été publiés en 1990 dans L’actualité par le journaliste Luc Chartrand, on commence par parler de botanique et des nombreux voyages qu’effectue Marie-Victorin. Puis, en homme dévoué et savant, le botaniste se met à répondre aux questions que Marcelle Gauvreau soumet à son maître et qui portent essentiellement sur la sexualité.

« Votre dissertation sur la répercussion des caresses mammaires dans la région vulgo-vaginale, en rapport avec votre expérience personnelle, me frappe par sa justesse. Le lien bouche-seins-vagin que les femmes ressentent, les hommes ne peuvent que l’imaginer », écrit Marie-Victorin à son amie. Et paf ! Ça démarre !

Au fil des lettres, on sent qu’après quelques paragraphes de small talk philosophico-spirituel, on attaque le sujet carrément de front. Pas moins de 14 lettres sont consacrées aux mystères du vagin, du clitoris et des lèvres. Marie-Victorin en parle avec une telle connaissance de cause qu’on a l’impression que sa chère amie ne possède aucun de ces attributs.

Le botaniste a ses sujets de prédilection. Il revient très souvent sur les odeurs du sexe, la forme du pubis et les divers liquides qui entrent en ligne de compte lors d’une activité sexuelle. « J’imagine que chez une femme vierge, et à l’état de détente sexuelle, les lèvres sont closes et pâles, le clitoris peu proéminent et les bulbes du vagin [muscles érectiles en forme de fer à cheval] relâchés », décrit-il à Marcelle Gauvreau.

Consciencieux, le frère Marie-Victorin profite de ses voyages à l’étranger pour approfondir ses connaissances. À Cuba, il fait la connaissance de quelques « courtisanes », dont Lydia, qu’il reverra à plusieurs reprises au fil des années. Elle lui sert de cobaye. Nue et étendue sur son lit, la jeune femme offre son corps à la science et au chercheur en soutane. Celui-ci, moyennant une récompense en argent, l’utilise pour tâter, scruter de près et humer les parties intimes qui s’offrent à lui. Il fait part de son « enquête » à son amie Marcelle.

Alors que la première moitié de cette correspondance, qui prend fin en 1944 avec la mort de Marie-Victorin dans un accident de voiture, a un ton botanique et scientifique, la seconde adopte des allures de confidences intimes. Abordant la question de la longueur du sexe masculin, dont la moyenne serait entre « six et sept pouces » selon Marie-Victorin, le naturaliste précise à son amie qu’il est « au-dessus de la moyenne ».

Entre un vœu de bonne année et une bénédiction bien sentie, Marie-Victorin aborde également des sujets comme la flagellation, le sadisme et l’homosexualité, une « maladie » qu’il réprime. Et comme s’il ne croyait pas sa tendre amie suffisamment renseignée sur le sujet, le frère Marie-Victorin lui fait lire les 16 volumes des Mille et une nuits.

Soyons clair et franc, sous le couvert d’une correspondance scientifique, nous sommes ici en face d’une vaste opération d’allumage entre deux personnes à qui l’Église refuse le droit de vivre une sexualité normale. Voilà pourquoi j’ai trouvé ce livre absolument fascinant.

Ce n’est pas tant ce que dit Marie-Victorin sur les sécrétions vaginales ou sur la pilosité pubienne qui compte ici, c’est le fait qu’il doive aborder ces sujets de manière scientifique pour vivre sa sexualité. Nous sommes en pleine sublimation du désir et du plaisir. Marie-Victorin remplace sa libido sentiendi, comme la nomme saint Augustin, par une libido sciendi, le désir du savoir, précise l’auteur.

Cela nous fait plonger évidemment dans l’hypocrite défi de la chasteté de l’Église catholique, un concept ancestral encore imposé aux quelques rares prêtres et religieuses qui choisissent cette voie spirituelle. En pleine période de Grande Noirceur, le frère Marie-Victorin a dû trouver des façons détournées et cachées (il demandait à son assistante de garder pour elle ces confidences) pour vivre la chose la plus naturelle qui soit au monde.

Cela ne l’a toutefois pas empêché d’être avant-gardiste. Dans les années 30, cet homme originaire de Saint-Norbert disait que la masturbation chez les adolescents ne représentait pas le mal et ne donnait pas de boutons. Les gens de ma génération se souviennent que le Dr Lionel Gendron, dans les années 60, affirmait exactement le contraire, recommandant aux jeunes hommes de cesser « cette mauvaise habitude ».

Pour Marie-Victorin, qui a consacré toute sa vie à l’étude de la flore et de la nature, la sexualité représentait une chose divine. Il a dû la vivre avec des prostituées qu’il observait ou en abordant le sujet dans des termes scientifiques dans une correspondance tenue secrète.

Ce livre n’est pas un ouvrage de biologie ou de sciences. Ce livre est un ouvrage de sociologie qui nous démontre que dans les 60 dernières années, le Québec a évolué à la vitesse grand V. Ce serait triste qu’il perde ce rythme, vous ne trouvez pas ?

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