psychologie

À 90 secondes de péter les plombs

Depuis la rentrée, la campagne Take : 90 fait parler à Londres, au Royaume-Uni. L’initiative met l’accent sur ce conseil tout simple : si la colère monte en vous, prenez une pause de 90 secondes pour respirer. L’objectif ? Réduire le nombre d’agressions. Et la réalité ? La colère s’avère parfois beaucoup (beaucoup) plus complexe à contenir. 

UN DOSSIER D'ISABELLE AUDET

Quand l’adrénaline fait des siennes

Dans la vidéo de la campagne Take : 90, un homme apparaît, les yeux exorbités, l’air furibond. Il semble prêt à nous sauter à la gorge. Son discours, toutefois, s’avère modéré. Presque apaisant. « Vous croyez peut-être que je suis en colère en ce moment. En fait, je suis en parfait contrôle », explique-t-il. 

C’est sur cette dichotomie que joue le collectif derrière cette initiative lancée à la rentrée au Royaume-Uni. Devant la hausse des événements violents rapportés à la police au cours de la dernière année, plusieurs partenaires des sphères privée et publique ont entrepris de faire la promotion d’une technique de gestion de la colère. 

Pour laisser le temps aux hormones responsables de la colère de se dissiper, il suffit de s’accorder un temps de réflexion de 90 secondes, souligne la publicité. « Éloignez-vous ou, tout simplement, pensez à autre chose. […] Quatre-vingt-dix secondes seulement peuvent faire toute la différence », affirme la vidéo largement partagée sur les réseaux sociaux. 

« Certaines violences ont des causes complexes, mais souvent, la violence est provoquée par des personnes qui se sentent en colère et qui réagissent au cours de ces 90 premières secondes. »

— Tor Garnett, cofondatrice de Police Now

« Si nous laissons ces moments de colère mener à l’agression pendant une dispute avec un ami, un désaccord avec un étranger ou à l’occasion de nos déplacements, on rend les gens autour mal à l’aise et malheureux », expose Tor Garnett, cofondatrice de Police Now, un organisme britannique qui forme des citoyens afin qu’ils s’impliquent comme policiers de quartier. Mme Garnett est à l’origine de cette campagne nationale, inspirée par une technique mise de l’avant par la scientifique américaine Jill Bolte Taylor. 

Ça fonctionne ?

Attendre 90 secondes peut permettre à certaines personnes de retrouver leur calme si elles bénéficient déjà d’une bone maîtrise de soi, croit pour sa part Christophe Fortin, professeur de psychologie à l’Université d’Ottawa. Et pour les autres, plus réactives ? « C’est plus ou moins un bon truc », tranche-t-il.

Le psychologue explique que les réactions chimiques dans un cerveau en proie à la colère sont parfois difficiles à freiner (voir le troisième onglet). « Ç’a été clairement documenté dans la littérature scientifique que lorsque les gens sont en colère, ils ont l’impression d’agir de façon juste et raisonnable, explique-t-il. Ça donne un sens de supériorité morale. On se dit : “J’ai raison de faire ça. Le comportement de cette personne-là était totalement inadéquat, et en la frappant, en faisant ci, en faisant ça, tout ce que je fais, dans le fond, c’est le bien.” »

Heureusement, la portion du cerveau responsable de l’autocontrôle agit généralement assez efficacement pour nous empêcher de commettre l’irréparable. Dans ces circonstances, une pause pour se calmer s’avérera salutaire. 

Mais lorsque la colère se transforme en crise, « compter jusqu’à 90, c’est parfaitement illusoire », prévient Christophe Fortin. « C’est comme dire : “Ah, le barrage vient de céder. On va mettre deux morceaux de colle…” » 

Sous pression dans l’autobus

Le comportement des usagers des transports en commun préoccupe notamment l’équipe derrière la campagne Take : 90. Le Royaume-Uni n’a d’ailleurs pas le monopole des gestes disgracieux dans les transports collectifs, fait remarquer Christophe Fortin : « Si on met des gens ultrastressés dans un environnement comme un autobus où ils sont entassés, et où la température augmente… je vous dirais que c’est comme une recette pour générer de l’agression ou de la colère. »

Le psychologue cite d’ailleurs une étude publiée en 2017 par des chercheurs de l’Université de Montréal et de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal. Ils ont documenté les effets des actes de violence graves chez des chauffeurs d’autobus de la Société de transport de Montréal. On peut y lire le témoignage de plusieurs chauffeurs victimes d’actes de violence aussi subits qu’inexpliqués. « […] Pendant que je me tournais la tête, le poing s’en venait. Il m’a frappé sur le menton. Il ne m’a rien dit non plus, il m’a radoté quelque chose après mais je ne me rappelle pas ce qu’il m’a dit là, j’étais sonné. Tu sais, il m’a rien dit, il m’a juste frappé en rentrant. […] Il est resté, il est allé s’asseoir, comme si de rien n’était », a raconté un chauffeur participant à l’étude.

Comment agir sur la colère de certains usagers et réduire le nombre d’agressions ? Mieux vaut travailler en amont et améliorer, entre autres, le service et le confort de la clientèle, croit Christophe Fortin.

Réagir devant la colère

La colère ne s’exprime pas toujours avec les poings. Au quotidien, à la maison comme au travail, elle prend la forme de remarques assassines, de portes qui claquent, de cris… Dans un milieu de travail où cohabitent 300 à 400 employés, on peut assister à des milliers de manifestations de la colère chaque année, estime Jean Poitras, professeur titulaire à HEC Montréal et coauteur du livre Gestion des conflits au travail

« La colère, souvent, c’est la manifestation d’autres choses. La personne a peur, la personne est frustrée, elle est déçue, ou triste. »

— Jean Poitras, professeur, HEC Montréal

Lorsque la colère éclate, ajoute-t-il, mieux vaut toutefois éviter les grandes théories. « Vouloir raisonner quelqu’un à chaud, c’est comme essayer de raisonner quelqu’un qui vient de perdre 20 points de QI : c’est faisable, mais on se complique la vie ! Quand on n’est pas en colère, on pense qu’un argument logique va aider. Ça ne marche pas comme ça. »

Pour les mêmes raisons, on évite de lancer un « calme-toi » bien senti au proche en colère. Jean Poitras suggère aux gestionnaires d’amener la personne en colère à exprimer rapidement ce qui la dérange. « Elle a besoin de le dire. Ensuite, on dit à cette personne : “J’ai besoin de temps pour penser à ce que tu viens de me dire.” On fait une pause dans la discussion. Pendant ce temps-là, elle n’est pas en train de penser à ce qu’elle va nous dire. Elle l’a dit. Il y a plus de chances qu’elle commence à décompresser. »

Une pause comme celle suggérée par la campagne Take : 90, mais en plus efficace, croit le professeur. 

Une émotion comme les autres

Est-ce si néfaste de se mettre en colère ? Absolument pas, croit pour sa part le DDaniel Dufour, qui s’est longuement penché sur les effets du syndrome du choc post-traumatique. « La colère est une émotion mal aimée, alors que c’est une émotion comme les autres. On a envie de rire ? On rit. On est en colère ? Là, on dit qu’il faut se taire. Ce qui est très négatif, c’est de la bloquer », soutient-il, avant d’ajouter qu’une colère réprimée peut avoir des conséquences comme l’anxiété ou encore le manque de confiance en soi.

« Il faut, au contraire, reconnaître qu’on est en colère. L’idée, c’est d’apprendre à la vivre pour soi-même, nuance l’auteur du livre Les tremblements intérieurs. On peut crier dans sa voiture, dans la forêt, dans un coussin… Il y a plein de façons de faire. C’est très physique, la colère. Il ne suffit pas d’en parler. L’exprimer, c’est la sortir de soi. »

Anatomie d’une colère

Que se passe-t-il lorsque l’on voit rouge ? Voici, avec l’aide de Christophe Fortin, professeur de psychologie à l’Université d’Ottawa, l’anatomie de cette émotion aussi utile qu’éprouvante. 

Imaginons d’abord que l’on se trouve au volant d’une voiture. C’est l’heure de pointe, et on est en retard pour une réunion importante. La route se dégage enfin, mais soudainement, un automobiliste surgit de nulle part et nous coupe le chemin. On appuie sur le klaxon, et le chauffard a l’audace de nous brandir un doigt d’honneur. La totale, quoi. 

Ces quelques secondes d’information se bousculent d’abord aux portes de notre amygdale, la structure au centre de notre cerveau à la source des émotions comme la joie, la peur, la peine et la colère. Cette zone s’avère particulièrement précieuse : elle nous pousse à réagir pour nous adapter à notre environnement. D’un point de vue évolutif, elle nous a permis de fuir des animaux sauvages, de rechercher la compagnie de nos semblables et d’effectuer les changements nécessaires à l’amélioration de notre sort. Pratique, donc !

Une connexion indispensable

Il suffit d’observer un bébé pour comprendre toute la puissance de l’amygdale et de ses émotions à l’état pur. À mesure que l’on vieillit, l’éducation permet à notre cerveau de construire une connexion entre l’amygdale et le cortex préfrontal. Cette zone située à l’avant de notre cerveau nous permet d’analyser l’information… et de respirer par le nez lorsque c’est nécessaire. C’est là que siègent, entre autres, des capacités comme le contrôle, l’analyse, l’attention et la concentration. Lorsque l’information passe de l’amygdale au cortex préfrontal, on arrive à se dire : « Bon, d’accord, on a peut-être affaire à un malappris, mais à quoi bon le poursuivre à toute vitesse et risquer un accident ? »

Dans un monde idéal, donc, cette « route » entre l’amygdale et le cerveau frontal fonctionne efficacement. Dans la réalité, par contre, ce lien peut être embrouillé par la fatigue, le stress ou encore un inconfort physique. L’information ne peut alors pas être traitée adéquatement par le cortex préfrontal. Sans la temporisation de son fidèle allié, l’amygdale perçoit alors qu’il faut agir, et vite. Gare à cet automobiliste impoli. 

Sous le coup de la colère, le cerveau commande la libération de catécholamines, un groupe d’hormones d’une efficacité redoutable lorsqu’il faut passer à l’action.

Parmi elles, notons l’adrénaline. Une fois dans notre sang, elle entraîne entre autres l’accélération de notre rythme cardiaque. Notre cerveau et tout notre corps sont alors en mission devant ce qui est désormais perçu comme une menace. « Non, ça ne se passera pas comme ça ! »

L’effet des catécholamines s’estompe au bout d’un moment, plus ou moins rapidement en fonction de la gravité de la menace perçue par notre cerveau et du contexte qui provoque la colère. Une fois les hormones dissipées, on reprend alors tranquillement nos esprits, essoufflé et parfois surpris nous-même par l’intensité de cette colère. 

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