Chronique 

Un humain, ça vaut combien ?

« Il y a deux ans, m’écrit Karine X., mon équipe de quatre personnes a subi des compressions. Trois personnes sont parties. Je suis la seule qui reste… »

Je ne la nommerai pas, elle se mettrait bien évidemment dans le pétrin. Son employeur est connu et se classe souvent dans le palmarès des meilleurs employeurs du Québec. Ma correspondante le reconnaît, d’ailleurs : elle ne trouve rien à redire à son salaire et à ses avantages.

« J’ai été l’heureuse élue qui n’a pas perdu son emploi. »

Les tâches à effectuer n’ont pas été réduites de 75 %, et la phrase « en faire plus avec moins », Karine la connaît par cœur…

« Personne ne sait que depuis deux ans, je suis en chute libre, je ne compte pas les heures, je ne décroche jamais. Personne ne sait que depuis le mois de novembre dernier, je fais des crises d’angoisse, d’anxiété. Je panique. Je ne me sens pas bien. »

— Karine

Karine m’a contacté il y a quelques jours, quand une vieille chronique de janvier 2017, « Gestion merdique des ressources humaines », a recommencé à circuler. Elle s’est reconnue dans cette chronique qui faisait le lien entre nos pépins de santé mentale et le rythme effréné que le travail nous impose.

Au centre de la chronique : une médecin de famille, la Dre Pascale Breault, qui me disait avoir parfois envie d’écrire dans les formulaires d’assurance où elle doit préciser la cause de l’arrêt de travail d’un patient : « Gestion merdique des ressources humaines »…

D’où le titre de la chronique.

D’où le courriel de Karine, deux ans plus tard.

Karine m’a raconté ce que vous me racontez si souvent quand je parle de santé mentale, quand je parle de travail, ou quand je parle des deux dans cette chronique. L’épuisement, le flirt avec l’abîme et les pilules, l’impression de sombrer dans la job…

« Où s’arrêtera ma chute ? J’ai peur, mais je réalise que ma santé aura payé le prix de coupures de postes. »

Le témoignage de Karine en est un parmi mille autres en tous points semblables dans les tranchées de la guerre de la productivité.

Je connais des Karine, vous en connaissez, peut-être en avez-vous été une, en êtes-vous une ou en serez-vous une un jour.

***

Voyant que cette vieille chronique d’il y a deux ans recommençait à circuler, j’ai recontacté la Dre Breault pour lui demander si les choses avaient changé, autour de l’édition de 2019 de la journée Bell Cause pour la cause, la cause étant la sensibilisation aux problèmes de santé mentale…

Elle m’a répondu par un contre-exemple : la santé des employés du système de santé, ce système qui est chargé d’amortir la chute des citoyens qui ont des dépressions, des burn-out, des troubles anxieux, etc.

« La détresse des infirmières de mon hôpital a récemment fait la une de votre journal et de mon côté, j’ai fait une sortie à Radio-Canada pour appuyer mes collègues infirmières et inhalothérapeutes… »

La Dre Breault bosse à l’hôpital de Joliette, où l’afflux de malades de la grippe, le manque de personnel et les heures supplémentaires obligatoires ont poussé bien des infirmières au bord du gouffre.

Elle était là, elle aussi, au front.

Après la médiatisation de l’épuisement du personnel en urgence, le personnel de l’hôpital de Joliette a reçu une note de service de la direction saluant le travail des employés…

La Dre Breault : « Si je prends l’exemple du milieu de la santé, ou celui de mes patients qui consultent en burn-out, on voit trop souvent l’humain comme une externalité qui a le formidable avantage de ne pas devoir être budgétée. Combien ça coûte, un humain ? Le vrai coût des ressources humaines, il apparaît sur quelle ligne, dans les budgets du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) ? On voit les dollars des conventions collectives, on voit celui des assurances collectives… Mais un humain brisé, ça coûte combien ? »

Je relisais les propos de la Dre Breault et ceux de Karine X., et c’était comme si les deux femmes se répondaient dans ma messagerie…

Karine : « J’ai le syndrome de la survivante, je mets les bouchées doubles, non : quadruples ! Mais si moi je ne fais pas mon travail, quelqu’un d’autre le fera. Alors je la ferme. »

La Dre Breault : « C’est le paradoxe du survivant. Des gens craquent et s’en vont, il en reste moins en place qui tiennent le fort à bout de bras et s’épuisent tranquillement… Mais qui prouvent à l’administrateur que c’est possible de faire la même chose avec moins. Et la roue tourne toujours. »

Karine : « Nous devrions être deux pour faire ce que je fais. J’ai montré la liste de mes tâches à mon gestionnaire. Je me souviendrai toujours de sa réponse : ‟J’ai peur d’avoir trop coupé”… »

La Dre Breault : « Je n’ai pas de leçon à donner aux gens qui font de l’administration. Je les vois eux aussi dans mon bureau. Ça les tue, eux aussi, de devoir gérer à la petite semaine. Ils ne sont pas (tous) cons. Ils le savent que ça ne marche pas. Mais un humain, ça vaut combien ? »

La société trouve que ça n’a pas de prix, un humain. Bien sûr.

Mais la société n’a pas de budget. Les institutions qui la composent, si. Ainsi, l’hôpital a un budget à respecter, le Ministère aussi, sans oublier l’État ; l’assureur qui paie le congé de maladie a des rendements à livrer et l’employeur fait toujours plus avec moins…

Pour ces institutions, un humain qui crashe, ça ne coûte pas cher.

Au contraire.

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