Loi sur le cannabis

Un parcours d’équilibristes

Québec — D’une part, une mise en marché sans trop d’embûches, pour dissuader les jeunes de passer voir leur pusher. D’autre part, un cadre assez restreint pour que les tenants de la santé publique et de la sécurité routière se sentent rassurés. Un équilibre délicat à trouver. Après des mois de réflexion, le gouvernement Couillard a déposé cette semaine le projet de loi destiné à encadrer l’usage du cannabis.

Un parcours sinueux, parce qu’à l’origine, à Québec, les partisans d’une plus grande libéralisation tenaient le haut du pavé autour de la table du Conseil des ministres. Martin Coiteux, bien que responsable de la Sécurité publique, voyait d’un mauvais œil la mise en place d’un monopole d’État supplémentaire – déjà, on observait que la situation privilégiée de la Société des alcools pour la vente de spiritueux était une entrave à son efficacité. Carlos Leitão était aussi un partisan du privé, le responsable des Finances souhaitant que l’État n’ajoute pas le commerce du cannabis à ses responsabilités.

L’orientation paraissait claire, alors : Québec voguait vers un régime où la vente au détail de cannabis serait laissée au secteur privé – un choix que vient de faire l’Alberta. Des obstacles apparaissaient toutefois : les tenants de la santé publique exigeraient un nombre limité de points de vente. Limiter le nombre de permis ? Québec a déjà joué dans ce film en imposant un quota sur le nombre de permis de taxi, approche qui a fait monter les prix en flèche, une lourde erreur qui allait le rattraper dans le débat sur Uber.

Retour au public

Mais c’était compter sans la consultation tenue par la ministre de la Santé publique, Lucie Charlebois. Celle qui avait eu une gestion un peu chaotique du problème des jeunes fugueuses à Laval a saisi l’occasion pour redorer son image. Elle a manœuvré avec doigté pour transmettre le message de la consultation, qui était passablement clair.

Les gens en région, les Québécois d’un certain âge sont inquiets : les enjeux de santé et de sécurité doivent primer la tentation de libéraliser la distribution.

Plus tard, ce verdict a ressorti très nettement aussi à un caucus extraordinaire tenu par les députés libéraux en Abitibi, en septembre. Le consensus pour que la distribution relève du secteur public est apparu lors de cette réunion de Val-d’Or.

Dès le début de sa réflexion, Québec avait aussi dit qu’il comptait ajuster son régime à celui adopté par l’Ontario. Or, il y a plus de deux mois que la province voisine a annoncé son réseau public de points de vente régi par la LCBO, l’équivalent de la Société des alcools au Québec.

En conclusion, Québec imitera son voisin sur bien des aspects, mais pas tous. L’âge légal de consommation est de 19 ans en Ontario, Québec opte pour la limite proposée par Ottawa, 18 ans. Il y aura une vingtaine de points de vente au début en Ontario, une quinzaine au Québec – tout le monde sera à 150 succursales dans deux ou trois ans.

La « tolérance zéro » est appliquée aux automobilistes ontariens de moins de 21 ans, Québec a choisi de l’imposer à tout le monde. Avec les tests de salive qui devraient être offerts à temps pour le 1er juillet, il faut ne pas avoir fumé pendant quatre à six heures avant de prendre le volant. Le projet de loi fédéral permet aux provinces d’opter pour des quantités moindres pour l’achat et la possession de cannabis. Québec a adopté les mêmes barèmes : 30 g à l’achat et 150 g au maximum.

C’était un argument pour empêcher l’autoproduction – quatre plants n’excédant pas 1 mètre de haut – autorisée par Ottawa, ce qui correspond à bien plus que 150 g, ont fait valoir les policiers.

L'impasse

Mais l’accouchement aura été bien difficile à Québec. Semaine après semaine, le comité interministériel sur le cannabis se réunissait sans qu’une orientation claire soit adoptée, sans que les décisions se prennent.

En octobre, il devenait évident que le camp de la santé publique allait décider des orientations. En dépit des représentations des lobbyistes, le scénario des mandataires privés passa à la trappe, les velléités des chaînes de pharmacies et des dépanneurs se heurtèrent à un mur. 

Le directeur de la Santé publique Horacio Arruda ne cachait pas qu’il se serait bien passé de ce casse-tête. Il était de ceux qui insistaient pour qu’on distribue avec beaucoup de parcimonie ces points de vente – on craignait les concentrations en zones démunies, une répartition source de problème pour les appareils de vidéopoker. 

Pendant un bon moment, on soupesa même un scénario où la vente au détail relèverait d’une nouvelle société d’État sous l’égide du ministère de la Santé. Ce ministère n’avait aucun des outils nécessaires pour mettre en place un réseau de vente au détail.

Ici, il a fallu que le cabinet du premier ministre tranche : on laisse le commerce à ceux qui s’y connaissent.

Car la seule expertise de mise en marché était à la Société des alcools, un virage délicat, car dès le début, on avait prévenu, le ministre Leitão en tête, qu’il n’était pas question de vendre du cannabis dans les succursales de la SAQ. Les adversaires de la libéralisation craignaient surtout que la population ne puisse penser que l’État s’enrichissait avec un produit néfaste pour la santé. La nouvelle société d’État devrait être « non commerciale ». Son mandat prévoit qu’elle n’a pas à verser de dividendes au gouvernement.

À l’encre rouge

« Apprendre en marchant. » La formule a circulé chez les décideurs à Québec. Jeudi, la ministre Charlebois insistait : avec le temps, des changements apparaîtront peut-être nécessaires. Un article du projet de loi permet même de tester éventuellement une distribution par le privé – une soupape prévue si, comme on le craint, le réseau public accumule les déficits. 

En visant un prix de vente de 7 $ à 10 $, pour concurrencer le marché noir, Québec prend un risque quant à la rentabilité de l’exercice. Dans le marché noir, les Hells Angels n’ont pas de convention collective. Les employés de la Société québécoise du cannabis se syndiqueront rapidement. Par ailleurs, l’évaluation très grossière d’un marché de 500 millions par année pourrait bien être inférieure à la réalité – les propriétaires de serres entrevoient plutôt 700 millions.

Avec un scénario minimaliste – un partage moitié-moité de la taxe d’accise alors qu’Ottawa semble prêt à jeter du lest, Québec engrangera au moins 100 millions par année en taxes. Mais l’opération commerciale risque, elle, de voguer sur de l’encre rouge.

Pour l’heure, la principale préoccupation n’a rien d’un nuage euphorique. Elle est plus tangible : y aura-t-il suffisamment de cannabis pour faire face à la demande, le 1er juillet 2018 ? Les Canadiens comptent parmi les plus gros consommateurs au monde, et les rares producteurs québécois devront, inévitablement, trouver eux-mêmes des fournisseurs.

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