La Presse en Alberta

L’austérité à la sauce albertaine

Alors que l’économie du Québec tourne à plein régime, celle de l’Alberta est en panne sèche. La chute du prix du pétrole a plombé les finances de la province et de la Ville de Calgary, qui viennent d’entrer en mode austérité. Des compressions qui teintent la campagne électorale fédérale.

UN DOSSIER DE STÉPHANIE GRAMMOND

L’Alberta en désintox pétrolière

Je vous dis que ça va mal dans la capitale du pétrole ! Même la célèbre tour de Calgary est fermée depuis que des visiteurs terrifiés sont restés coincés dans l’ascenseur l’été dernier.

Les finances de la Ville sont détraquées aussi. L’Hôtel de Ville vient d’annoncer en catastrophe des coupes qui toucheront même les services essentiels comme les pompiers et le 911.

Fermeture de piscines publiques, baisse de service dans les transports en commun… Tout y passe, sans planification, sans priorisation. « Juste à temps pour le retour en classe ! C’est un peu ridicule », critique la révérende Anna Greenwood-Lee, porte-parole de Keep Calgary Strong.

Ce regroupement d’une trentaine d’organismes est monté aux barricades pour s’assurer que les coupes ne touchent pas les plus vulnérables. La révérende est particulièrement inquiète pour les toxicomanes, alors que la crise des opioïdes fait des ravages à Calgary, mais aussi à Lethbridge, dont le centre d’injection supervisée est le plus achalandé d’Amérique du Nord.

« C’est la plus grande épidémie depuis la grippe espagnole. Mais le gouvernement ne semble pas se rendre compte de la gravité de ce problème qui touche toutes les couches sociales », m’explique la dame avec sa voix douce et son col blanc.

Accro au pétrole, la ville est aussi en désintoxication après la chute du prix qui a vidé les sièges sociaux.

« La baisse de valeur des 50 plus grands édifices du centre-ville a fait perdre 135 millions de taxes municipales. »

— Trevor Tombe, professeur d’économie à l’Université de Calgary

La Ville s’est reprise en haussant le taux de taxation des commerces, ce qui a déplacé la facture vers les plus petites entreprises. Face à des hausses stratosphériques, les PME sont descendues dans la rue. Pour calmer le jeu, la Ville leur a promis un rabais de 10 %… ce qui la force à des compressions de 60 millions dans les services.

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La province s’apprête aussi à passer en mode compressions. Le précédent gouvernement néo-démocrate avait croisé les doigts en espérant que le prix du pétrole remonte et que les problèmes se règlent d’eux-mêmes.

Les Albertains ont l’habitude de faire leurs prières. Dans les années 80, ils collaient sur le pare-chocs de leur voiture des autocollants plutôt cocasses : « Please God, give us another oil boom, we promise not to piss it all away this time ».

Mais cette fois, le miracle n’a pas eu lieu. Et les conservateurs unis de Jason Kenney doivent combler un déficit de 6,7 milliards.

Il faut dire que le quart du budget de la province provenait des redevances énergétiques, qui ont pratiquement fondu de moitié depuis 2014. Cette baisse de 4,2 milliards a créé un déficit structurel.

« Pour équilibrer le budget, le gouvernement devra geler les dépenses pour trois années consécutives. Si on tient compte de l’inflation et de la croissance de la population, cela équivaut à une réduction de 14 % », estime M. Tombe.

Les Albertains auront l’heure juste avec le dépôt du prochain budget le 24 octobre… trois jours après les élections fédérales. Pour donner le ton, les députés et le premier ministre se sont déjà voté une baisse de rémunération de 5 et 10 % respectivement.

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Sur le terrain, les craintes sont bien réelles, notamment chez les familles qui bénéficient du projet-pilote néo-démocrate de garderie à 25 $ qui viendra à échéance sous peu. Dans le cadre de son plan d’action sur les langues officielles, Ottawa ajoute 45 millions par année jusqu’en 2020. Et ensuite ?

« C’est une question qu’on se fait poser régulièrement par les parents », me confie Mireille Péloquin, alors que les bambins qui fréquentent le service de garde de l’école Gabrielle-Roy, à Edmonton, attaquent leur lunch.

« Mais on n’a aucune idée. On est dans l’incertitude », enchaîne la directrice générale de la Fédération des parents francophones de l’Alberta, qui redoute que de nouvelles administrations fassent table rase sur les réalisations passées.

Ce contexte d’austérité teinte la campagne électorale fédérale. Les libéraux de Justin Trudeau ne manquent pas d’associer les coupes de Jason Kenney en Alberta et celles fort impopulaires de Doug Ford en Ontario aux compressions qui pourraient survenir si les conservateurs d’Andrew Scheer étaient élus à Ottawa.

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Mais cette vague de coupes a un air de déjà-vu en Alberta. Au milieu des années 90, le premier ministre Ralph Klein avait sabré les dépenses de 20 %. 

« À partir de là, tout premier ministre ferait un aveu d’impuissance s’il ne réussissait pas la même chose », explique Frédéric Boily, professeur de sciences politiques à l’Université de l’Alberta.

Par la suite, le pétrole s’est remis à couler à flots et le même premier ministre a dépensé de plus belle. Les Albertains ont même reçu des « Ralph Bucks », un chèque représentant 1000 $ pour une famille de quatre personnes. Et « 80 % de cet argent a été dépensé en produits récréatifs, dit M. Tombe. C’était les années chouettes ! »

Au bout du compte, tous les efforts de rigueur budgétaire ont été gaspillés. Et l’Alberta reste prise avec sa dépendance à l’or noir, qui représente 25 % de son économie.

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Pour relancer l’économie, Jason Kenney offre une baisse d’impôt aux entreprises et abolit la taxe carbone. Mais cela dégarnira encore plus les coffres de l’État.

Dire que la province serait assise sur une vraie fortune si elle avait été aussi économe que la Norvège ! Dire que le pays scandinave s’est inspiré du Heritage Fund de l’Alberta pour mettre sur pied son fonds souverain qui contient aujourd’hui 1400 milliards de dollars ! En mettant de côté ses redevances pétrolières, la Norvège a réduit la volatilité de ses finances publiques tout en préservant ses actifs pour les générations futures.

Mais l’Alberta a choisi d’utiliser les redevances pour s’offrir des services publics plus coûteux qu’ailleurs, tout en profitant d’un taux d’imposition inférieur à celui des autres provinces.

« Si nous avions déposé les redevances dans ce fonds, nous aurions 469 milliards. C’est l’occasion ratée de l’Alberta », déplore M. Tombe.

Aujourd’hui, la province se retrouve avec une dette qui représente 10 % de son économie, alors qu’elle possédait plutôt un actif net de 10 % il y a 10 ans. 

Le Québec a emprunté la trajectoire inverse, en diminuant son endettement de 47 % à 38 % de son produit intérieur brut (PIB). Bien sûr, il y a eu cette vague d’austérité qui a fait résonner les chaudrons. Mais en haussant la TVQ, Québec a aussi « repris l’espace fiscal qu’Ottawa avait délaissé en réduisant la TPS. Ç’a été une façon d’augmenter les revenus de l’État sans donner un choc aux ménages », relate Pedro Antunes, économiste en chef du Conference Board.

L’Alberta pourrait régler tous ses problèmes en instaurant une taxe de vente provinciale, comme dans toutes les autres provinces. Mais ça ne se fera pas de sitôt quand on entend les Albertains parler de cette éventuelle taxe qu’ils ont baptisée PST, pour Political Suicide Tax !

En attendant, leurs finances publiques vont avoir l’air d’un rodéo.

L’immobilier au fond du baril

Sous son revêtement moderne égayé de carrés rouges et jaunes, il est difficile d’imaginer que le Cube cache un vieil immeuble de bureaux resté à moitié vide après le départ d’employés du gouvernement.

Grâce à un investissement de 24,5 millions de dollars, l'immeuble de sept étages s’est métamorphosé en complexe de 65 appartements dernier cri en location. Son propriétaire, Strategic Group, qui possède un grand nombre d’immeubles vieillissants en Alberta, ne pouvait faire autrement que de faire preuve d’imagination.

Avec la chute du prix du pétrole, les tours du centre-ville de Calgary, qui étaient occupées à 90 % par les sociétés pétrolières, se sont vidées. Aujourd’hui, plus du quart des locaux sont vacants. Et les licenciements se poursuivent.

« Comme entreprise, nous en sommes venus à la conclusion qu’il faudra encore de 12 à 15 ans avant que le marché des bureaux se normalise. Si on veut prospérer, il faut penser à notre parc immobilier différemment », m’explique le président de Strategic Group, Randy Ferguson, sur la terrasse du Cube.

Du toit de l’immeuble, on voit l’effervescence du quartier Beltline, qui est en pleine transformation. Du trou en face émergera bientôt un immeuble de copropriétés. À côté, un autre immeuble d’appartements en location est en construction. Il y a 10 ans, personne n’aurait imaginé que des logements pousseraient ici. Mais le coin est idéal pour des gens qui cherchent un mode de vie urbain à proximité de l’épicerie, des restaurants et du joli parc qui longe la rivière Bow.

Ouvert en juillet dernier, le Cube est déjà loué à plus de 75 %. Les loyers varient entre 1200 $ et 1800 $ par mois, selon la taille des appartements.

« Le rendement de l’investissement sera faible pour une longue période, mais pas aussi faible que de laisser l’immeuble à moitié vide », dit Randy Ferguson. Jusqu’ici, son entreprise a transformé 600 000 pieds carrés d’espace en appartements, mais aussi en mini-entrepôt et même en marché public.

Exit le marché des bureaux !

Loyers négatifs

« Avec l’écroulement du marché immobilier, les loyers commerciaux ont baissé de 50 à 70 % depuis 2014 », rapporte Greg Kwong, directeur régional pour l’Alberta de CBRE, une firme spécialisée en immobilier commercial.

Les immeubles vieillissants ont particulièrement souffert. Les locataires quittent les immeubles construits dans les années 60 qui ont besoin d’amour pour migrer vers les tours plus récentes dont des étages entiers sont à l’abandon.

C’est le cas de l’immeuble de Brookfield Place qui a ouvert ses portes en 2017. La tour, occupée par Cenovus, cherche toujours preneur pour 900 000 pieds carrés sur les 1,4 million qu’elle offre. Lancé durant les belles années, le projet de 56 étages avait l’ambition de dépasser The Bow, le gratte-ciel le plus iconique de la ville, avec sa forme en croissant et avec sa sculpture « Wonderland ».

Désormais, Wonderland a le caquet bas. The Bow, qui reste l’immeuble le plus cher de Calgary, a perdu 43 % de sa valeur. Les pertes sont encore plus grandes pour d’autres immeubles.

Perte de valeur des immeubles de Calgary

The Bow

Perte :  600 millions ou 43 %

Bow Valley Square

Perte :  664 millions ou 74 %

Eighth Avenue Place

Perte :  410 millions ou 51 %

Les propriétaires sont prêts à tout pour remplir leurs immeubles. « Les loyers sont parfois négatifs, c’est-à-dire que le loyer versé par le locataire ne couvre même pas les frais d’exploitation [ménage, chauffage, etc.] », explique M. Kwong.

Alors que certains propriétaires comme Strategic Group convertissent leurs immeubles, d’autres songent carrément à les démolir pour les transformer en stationnement.

« L’immeuble a une valeur seulement s’il est loué. Autrement, il faut payer les frais d’exploitation, les taxes foncières. Si on le transforme en stationnement, c’est plus facile à gérer. Personne ne l’a fait encore. Mais si la situation reste aussi mauvaise, ça va finir par se produire. »

— Greg Kwong

Paradoxalement, le ciel de Calgary est encore rempli de grues. Il faut dire que plusieurs projets ont été lancés alors que l’économie carburait à fond. Et plusieurs constructions sont financées par l’État, comme l’hôpital et le futur aréna qui suscite la controverse.

Cet été, la Ville de Calgary a annoncé qu’elle financerait la moitié de la construction de 550 millions de dollars pour remplacer le vieil aréna des Flames qui arrive à la fin de sa vie utile… et répliquer à Edmonton qui a bâti un nouveau centre pour les Oilers, ce qui a permis la revitalisation de l’Ice District, une zone mal-aimée du centre-ville.

Pour les amateurs de hockey, la rivalité entre les deux villes albertaines est aussi grande que l’était celle entre le Canadien et les Nordiques.

Mais malgré tout l’amour qu’ils portent aux Flames, les citoyens de Calgary déplorent cette décision survenue au moment même où la Ville annonçait des coupes majeures dans les services à la population.

Pour le sens des priorités, il faudra repasser.

La révolte des PME

L’augmentation des taxes foncières couplée à celle du salaire minimum a secoué nombre de petits commerçants à Calgary. Entre colère et résilience, deux entrepreneurs racontent leurs défis. 

Une brique pour Kelly Doody

Kelly Koody a installé sa Social School en janvier dernier au deuxième étage d’un immeuble d’Inglewood, un quartier dynamique à proximité du centre-ville de Calgary. Elle a hypothéqué sa propre maison pour rénover le local qui a des allures de loft à la mode avec sa cuisine à aire ouverte, ses fauteuils colorés et ses murs de briques.

Mais en juin dernier, elle a reçu une brique. Son compte de taxes foncières, dont le propriétaire lui refile la facture, est passé de 400 $ à 3200 $ par mois.

« Je suis vraiment frustrée ! » lance la dame qui a mobilisé les PME, en juin dernier, pour manifester contre la hausse de leurs taxes foncières.

« En tant que chef d’entreprise qui essaie de gérer ses affaires, ce qui est assez difficile dans le climat actuel, je me retrouve à essayer de comprendre comment fonctionnent les taxes municipales et avoir à vivre avec l’incertitude de ne pas savoir ce qui s’en vient. » — Kelly Koody

L’explosion de son compte de taxes a deux sources. D’abord, l’évaluation foncière de son immeuble a presque triplé depuis un an, même si l’économie de Calgary est en déroute. Puis, le taux de taxation a bondi parce que la Ville doit compenser la perte de valeur des grandes tours du centre-ville.

Ce sont donc les petits commerçants qui écopent. Pourtant, Kelly Doody dirige le genre d’entreprise dont Calgary a besoin pour diversifier son économie. Son école aide les entreprises à améliorer leurs compétences numériques.

Mais avec ce genre de tuile, plusieurs entreprises se retrouvent en faillite. « Ce n’est pas soutenable. À Calgary, les commerces paient quatre fois plus de taxes que les résidants. Il faudrait ramener ce ratio à 2 pour 1. On a averti la Ville depuis des années. Mais il y a moins de votes du côté commercial », dit Richard Truscott, vice-président pour l’Alberta et la Colombie-Britannique de la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante.

Pas un jeu d’enfant pour Gordon Johansen

Gordon Johansen se targue d’avoir le plus grand magasin de jeux de société en Amérique du Nord. Mais la gestion de sa PME n’est pas un jeu d’enfant. Depuis près d’un quart de siècle, l’entreprise n’a dégagé aucun profit.

Pourtant, les affaires roulent malgré la récession. Imaginez, The Sentry Box vend pour 7500 $ par mois juste en dés Donjons et Dragons ! « Les gens aiment jouer. C’est une activité sociale qui ne coûte pas cher », explique le commerçant.

« Mais chaque fois qu’on pense qu’on va commencer à faire de l’argent, les taxes augmentent », raconte Gordon Johansen, qui a déménagé il y a 24 ans dans ce local semi-industriel de 15 000 pieds carrés à la frontière du Beltline, quartier central de Calgary en pleine revitalisation.

En 20 ans, ses taxes foncières sont passées de 13 500 $ par année à 13 500 $… par mois. C’est 12 fois plus. « Attendez un peu : la bouteille de Vodka qui coûte 24 $, je suis pas mal certain qu’elle ne coûtait pas 2 $ la bouteille à l’époque ! » lance Gordon Johansen.

Depuis trois ans, la hausse du salaire minimum à 15 $ l'heure a aussi fait bondir sa masse salariale, même si ses employés gagnaient davantage au départ.

« Quand le salaire minimum augmente, tout le monde grimpe aussi… sauf le propriétaire ! J’ai mangé ma réserve. » — Gordon Johansen

« J’avais 100 000 $ pour voir venir. C’est disparu », poursuit le détaillant, qui doit même emprunter sur son propre salaire.

« Ne me comprenez pas mal, enchaîne-t-il, 15 $ l’heure, c’est un salaire de misère. Personne ne peut élever une famille avec ça. Mais relever le salaire minimum à ce niveau, alors que l’économie était en train de s’écrouler, n’était probablement pas la meilleure décision. »

Mais alors, pourquoi rester en affaires si les profits ne sont pas au rendez-vous ? « Il y a 31 personnes qui travaillent ici, répond M. Johansen. J’aime les jeux. Je suis heureux de ce que je fais. J’ai 62 ans. Je ne vais pas aller faire autre chose. »

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