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le « F » a la cote

Depuis 10 ans, le nombre de plaques d’immatriculation « F », soit les plaques commerciales au traitement fiscal parfois avantageux, a connu une croissance de 365 %, contre 14 % pour l’ensemble du parc automobile québécois. Le temps est-il venu de réévaluer la loi ?

Un dossier de Nicolas Bérubé

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« Je n’en ai pas vraiment besoin pour mon travail »

Tous les matins, Martin se rend au travail à bord d’un VUS Acura équipé d’un moteur V6 que lui fournit son employeur.

« C’est une très belle voiture, dit le directeur dans la trentaine. À vrai dire, je n’en ai pas vraiment besoin pour mon travail. Mes besoins en déplacements sont assez restreints. »

Martin (certains détails ont été changés afin de protéger son anonymat) fait partie d’un groupe en plein essor : celui des Québécois qui conduisent un véhicule immatriculé au nom d’une entreprise.

Identifiés par une plaque qui commence par la lettre « F », ces véhicules étaient au nombre de 104 000 au Québec en 2008. Aujourd’hui, ils sont plus de 484 000, une hausse de 365 %.

Durant la même période, le nombre total de véhicules dans la province est passé d’environ 5,6 millions à plus de 6,4 millions, une hausse de 14 %.

L’augmentation est plus imposante encore pour les véhicules de luxe. Un calcul de La Presse effectué à partir des données fournies par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) montre qu’entre 2012 et 2017, le nombre de véhicules de constructeurs de luxe immatriculés « F » a augmenté de 618 % (voir tableau).

Dans l’entreprise pour laquelle travaille Martin, les employés se voient tous offrir un véhicule « à partir d’un certain niveau », qu’ils en aient besoin pour le travail ou pas. Tous les quatre ans, le véhicule est remplacé par un véhicule de l’année.

« J’imagine que c’est vu comme un outil de rétention. Ce n’est pas pratique si tu lâches ton travail de ne plus avoir d’auto. Avoir eu l’option de prendre un montant équivalent en salaire, je l’aurais fait. Mais ce n’était pas offert. »

— Martin

Les entreprises qui fournissent des véhicules à leurs employés privent-elles les gouvernements de revenus ? Après tout, pour elles, il s’agit bien souvent de dépenses déductibles d’impôts.

Au moment où les routes n’ont jamais été aussi engorgées, alors que les gouvernements veulent inciter les gens à prendre les transports collectifs et diminuer la pollution, la multiplication des voitures fournies est-elle contre-productive ?

Selon Marc Bachand, professeur au département des sciences comptables de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), la loi fiscale actuelle fait son travail et est capable de prévenir les abus.

« Je ne vois pas quelque chose qui puisse donner un avantage quelconque », dit-il.

Il rappelle que les deux tiers de la facture de location du véhicule, taxes comprises, sont considérés comme un avantage imposable aux yeux de la loi. La somme est donc ajoutée au salaire annuel de l’employé au moment de faire le calcul de ses impôts.

« D’après moi, la popularité des plaques F et des voitures de luxe est un reflet de notre société. Les gens sont dans le paraître. Quand tu es un actionnaire dirigeant ou un employé et que tu te fais offrir un char, tu ne réalises pas que quelque part, ce n’est peut-être pas un deal avantageux. »

Du luxe au rabais

Dans une analyse de juin 2016, le Centre québécois de formation en fiscalité (CQFF) souligne qu’un aspect de loi favorise les détenteurs de voitures « F » de luxe : celui du calcul des frais de fonctionnement.

En effet, en plus des deux tiers du coût de la location, il faut rajouter 25 cents par kilomètre parcouru à des fins personnelles au revenu annuel imposable de l’employé. Pour 10 000 kilomètres d’utilisation personnelle, par exemple, les titulaires de plaque « F » doivent ajouter 2500 $ en avantage imposable, peu importe la valeur de la voiture qu’ils conduisent.

« Les règles fiscales traitent sur le même pied les frais de fonctionnement d’une voiture Mercedes et ceux relatifs à une Hyundai Accent. Cela nous apparaît un non-sens évident. Nul doute qu’il s’agit d’une règle favorisant les employés ayant à leur disposition des véhicules “haut de gamme” ».

— Le Centre québécois de formation en fiscalité (CQFF) dans une analyse de juin 2016

Et, depuis 2004, l’avantage imposable pour les gens qui utilisent le véhicule de l’entreprise à plus de 50 % à des fins d’affaires a été fortement réduit par rapport aux années précédentes (voir l’entrevue avec Yves Chartrand, à l’onglet 3).

La seule façon d’avoir une diminution notable des frais est de faire plus de 50,1 % de son kilométrage à des fins d’affaires (cela exclut la distance entre la maison et le lieu de travail, considérée comme du kilométrage personnel aux yeux de la loi).

Nous avons demandé à Revenu Québec de nous donner les statistiques du nombre de vérifications du kilométrage effectuées annuellement depuis 2008, histoire de voir si elles reflétaient la hausse du nombre de véhicules à plaque « F ».

« Nous n’avons pas ces données », a expliqué Geneviève Laurier, porte-parole de Revenu Québec.

En théorie, les personnes qui utilisent un véhicule plaqué « F » doivent tenir un registre de leurs déplacements afin de pouvoir prouver quand leur véhicule a été utilisé pour aller voir un client et quand il l’a été pour aller au chalet, par exemple.

Les gens tiennent-ils réellement de tels registres ?

Sylvain Fontenelle, directeur principal du cabinet d’experts-comptables Demers Beaulne, note que l’exercice n’est pas très populaire.

« C’est bien compliqué… On recommande d’en tenir un, mais beaucoup n’en ont pas, dit-il. Quand ils sont vérifiés, ils essaient de reconstituer un registre à partir de leur agenda. Ce n’est pas idéal. »

Il est désormais possible, à partir de la technologie GPS, de suivre à la trace son kilométrage, grâce à des produits comme ceux fabriqués par Odotrack, entreprise de Laval lancée par l’entrepreneur Martin Turcotte, et qui est de plus en plus populaire auprès des particuliers comme des gestionnaires de parcs de véhicules.

« Pour moi, c’est une question de dormir tranquille, dit-il. Oui, les gens peuvent être tentés d’étirer l’élastique et de mettre un kilométrage plus élevé pour la portion affaires, mais attention, le fisc vérifie, et plus qu’avant. »

Pour Marc Bachand, de l’UQTR, il y a peut-être un peu de « pensée magique » qui entoure tout ce qui touche la plaque « F ».

« Peut-être qu’il y a l’illusion que, ah, parce que j’ai une plaque “F”, ça va marcher, je vais pouvoir dire que c’est pour la compagnie à 100 %. Bien non. Un jour, les “pitbulls” de l’Agence du revenu vont arriver et demander le registre des déplacements et poser plein de questions sur ton usage personnel… C’est ça qui va se passer. »

Plaques « F »

Les réponses de Revenu Québec

Entrevue avec Geneviève Laurier, porte-parole

Est-ce que Revenu Québec effectue des vérifications ou des suivis pour s’assurer que les véhicules munis d’une plaque « F » ont réellement une vocation commerciale ?

Les contrôles de Revenu Québec concernant l’utilisation des véhicules de tourisme plaqués F sont intégrés dans les programmes de vérification. À cet égard, Revenu Québec utilise notamment des informations en provenance de la SAAQ pour effectuer ces contrôles. Les vérifications s’effectuent, entre autres, avec un registre de déplacements.

Est-il possible pour Revenu Québec de déterminer si un propriétaire d’un véhicule déclare les avantages imposables liés à l’usage d’un véhicule plaqué F ?

Oui, les informations sont disponibles dans les différents systèmes de Revenu Québec. Revenu Québec peut également intervenir à l’aide d’une vérification pour obtenir davantage d’information.

Quelles sont les démarches qui peuvent être entreprises par Revenu Québec pour vérifier si le kilométrage est utilisé à des fins personnelles ou commerciales ?

Lors d’une vérification, Revenu Québec peut demander des pièces justificatives afin de déterminer si le véhicule est utilisé à des fins commerciales ou personnelles. L’entreprise doit démontrer l’utilisation du véhicule à des fins d’affaires. À cette fin, un registre de déplacement doit être tenu par l’employé qui a un véhicule fourni par l’entreprise.

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« Les règles sont absolument toutes croches »

Yves Chartrand, fondateur du Centre québécois de formation en fiscalité (CQFF), estime que le temps est venu de faire un grand ménage dans les règles fiscales qui encadrent les véhicules fournis par l’employeur. La Presse lui a parlé.

Est-ce que la loi actuelle donne un avantage aux gens qui voudraient avoir un véhicule « F » luxueux ?

Quand un employeur fournit un véhicule à un employé, l’employeur doit rajouter deux avantages imposables au revenu de l’employé. Un, le droit d’usage, qui correspond aux deux tiers des frais de location lorsqu’il s’agit d’une auto louée. Deux, les frais de fonctionnement, qui sont de 25 cents le kilomètre lorsque la voiture est utilisée pour du kilométrage personnel. Donc l’employé va payer de l’impôt là-dessus.

Le volet des frais de fonctionnement favorise généralement les employés ayant à leur disposition un véhicule haut de gamme, parce que les 25 cents restent les mêmes, peu importe que vous ayez une voiture super économique ou un camion F-350 avec le gros moteur qui consomme beaucoup. On sait bien que ça n’a pas de bon sens.

Avoir une voiture « F » devient avantageux lorsqu’on dépasse le fameux 50 % d’utilisation aux fins d’affaires. Là, je l’avoue, les règles peuvent devenir généreuses, car l’avantage imposable diminue, règle générale, fortement. Dans la vraie vie, les gens essayent d’avoir un pourcentage supérieur à 50 %, c’est sûr.

Est-ce que je pense qu’il y a là un scandale fiscal ? Non, mais c’est certain qu’il y a des choses à améliorer.

Pourquoi voit-on une telle hausse du nombre de véhicules « F », et de véhicules « F » de luxe ?

Il y a plusieurs raisons. Oui, il y a plus de voitures haut de gamme qu’avant sur les routes, en raison des taux d’intérêt extrêmement bas, donc le financement est facile. Et les règles fiscales ne sont clairement pas au point.

Et aussi, probablement une autre petite vérité, c’est que les gens étirent la portion « affaires » de leur kilométrage. On s’en doute bien, on n’est pas des imbéciles, et c’est vrai même si tu as ta propre voiture et que tu calcules ton kilométrage pour le travail. Les gens ont tous tendance à mettre leur pourcentage plus élevé. Mais n’oubliez pas, c’est sujet à vérification. Et le fisc vérifie.

J’ai un ami qui avait mis 65 % pour la portion affaires d’une automobile fournie par sa société. Il a été contrôlé, il n’avait pas de registre des déplacements. Revenu Québec a ramené ça à 50 % et lui a envoyé des avis de cotisation. Merci, bonjour, et ça finit là.

Même si le contribuable dit toute la vérité, par contre, il y a encore un problème du côté des règles fiscales, qui calculent l’avantage imposable de façon toute croche lorsque c’est une auto achetée, et aussi le calcul des frais de fonctionnement, à 25 cents, c’est trop un « one size fits all ». On sait bien que ça n’a pas de bon sens.

Quels changements aimeriez-vous voir pour rétablir l’équité ?

L’avantage imposable pour le droit d’usage devrait correspondre aux frais de location multipliés par le pourcentage d’utilisation à des fins personnelles. Point. L’automobiliste serait imposé parfaitement. La règle actuelle du plus de 50 % d’utilisation à des fins d’affaires a été mal conçue, elle est trop généreuse. Les règles en vigueur sont absolument toutes croches. Par exemple, il n’y a aucune politique sur la voiture électrique, alors qu’on sait que la voiture électrique ne coûte pratiquement rien en frais de fonctionnement. Pourtant, elle est soumise à la même règle des 25 cents par kilomètre que les voitures les plus énergivores sur le marché !

Et les règles fiscales concernant une entreprise qui voudrait acheter, et non louer, une voiture sont complètement désuètes. L’achat entraîne des coûts prohibitifs dans un très grand nombre de cas à l’égard de l’avantage imposable pour droit d’usage. Il y a tout un ménage à faire là-dedans.

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