Tous les matins, Martin se rend au travail à bord d’un VUS Acura équipé d’un moteur V6 que lui fournit son employeur.
« C’est une très belle voiture, dit le directeur dans la trentaine. À vrai dire, je n’en ai pas vraiment besoin pour mon travail. Mes besoins en déplacements sont assez restreints. »
Martin (certains détails ont été changés afin de protéger son anonymat) fait partie d’un groupe en plein essor : celui des Québécois qui conduisent un véhicule immatriculé au nom d’une entreprise.
Identifiés par une plaque qui commence par la lettre « F », ces véhicules étaient au nombre de 104 000 au Québec en 2008. Aujourd’hui, ils sont plus de 484 000, une hausse de 365 %.
Durant la même période, le nombre total de véhicules dans la province est passé d’environ 5,6 millions à plus de 6,4 millions, une hausse de 14 %.
L’augmentation est plus imposante encore pour les véhicules de luxe. Un calcul de La Presse effectué à partir des données fournies par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) montre qu’entre 2012 et 2017, le nombre de véhicules de constructeurs de luxe immatriculés « F » a augmenté de 618 % (voir tableau).
Dans l’entreprise pour laquelle travaille Martin, les employés se voient tous offrir un véhicule « à partir d’un certain niveau », qu’ils en aient besoin pour le travail ou pas. Tous les quatre ans, le véhicule est remplacé par un véhicule de l’année.
« J’imagine que c’est vu comme un outil de rétention. Ce n’est pas pratique si tu lâches ton travail de ne plus avoir d’auto. Avoir eu l’option de prendre un montant équivalent en salaire, je l’aurais fait. Mais ce n’était pas offert. »
— Martin
Les entreprises qui fournissent des véhicules à leurs employés privent-elles les gouvernements de revenus ? Après tout, pour elles, il s’agit bien souvent de dépenses déductibles d’impôts.
Au moment où les routes n’ont jamais été aussi engorgées, alors que les gouvernements veulent inciter les gens à prendre les transports collectifs et diminuer la pollution, la multiplication des voitures fournies est-elle contre-productive ?
Selon Marc Bachand, professeur au département des sciences comptables de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), la loi fiscale actuelle fait son travail et est capable de prévenir les abus.
« Je ne vois pas quelque chose qui puisse donner un avantage quelconque », dit-il.
Il rappelle que les deux tiers de la facture de location du véhicule, taxes comprises, sont considérés comme un avantage imposable aux yeux de la loi. La somme est donc ajoutée au salaire annuel de l’employé au moment de faire le calcul de ses impôts.
« D’après moi, la popularité des plaques F et des voitures de luxe est un reflet de notre société. Les gens sont dans le paraître. Quand tu es un actionnaire dirigeant ou un employé et que tu te fais offrir un char, tu ne réalises pas que quelque part, ce n’est peut-être pas un deal avantageux. »
Du luxe au rabais
Dans une analyse de juin 2016, le Centre québécois de formation en fiscalité (CQFF) souligne qu’un aspect de loi favorise les détenteurs de voitures « F » de luxe : celui du calcul des frais de fonctionnement.
En effet, en plus des deux tiers du coût de la location, il faut rajouter 25 cents par kilomètre parcouru à des fins personnelles au revenu annuel imposable de l’employé. Pour 10 000 kilomètres d’utilisation personnelle, par exemple, les titulaires de plaque « F » doivent ajouter 2500 $ en avantage imposable, peu importe la valeur de la voiture qu’ils conduisent.
« Les règles fiscales traitent sur le même pied les frais de fonctionnement d’une voiture Mercedes et ceux relatifs à une Hyundai Accent. Cela nous apparaît un non-sens évident. Nul doute qu’il s’agit d’une règle favorisant les employés ayant à leur disposition des véhicules “haut de gamme” ».
— Le Centre québécois de formation en fiscalité (CQFF) dans une analyse de juin 2016
Et, depuis 2004, l’avantage imposable pour les gens qui utilisent le véhicule de l’entreprise à plus de 50 % à des fins d’affaires a été fortement réduit par rapport aux années précédentes (voir l’entrevue avec Yves Chartrand, à l’onglet 3).
La seule façon d’avoir une diminution notable des frais est de faire plus de 50,1 % de son kilométrage à des fins d’affaires (cela exclut la distance entre la maison et le lieu de travail, considérée comme du kilométrage personnel aux yeux de la loi).
Nous avons demandé à Revenu Québec de nous donner les statistiques du nombre de vérifications du kilométrage effectuées annuellement depuis 2008, histoire de voir si elles reflétaient la hausse du nombre de véhicules à plaque « F ».
« Nous n’avons pas ces données », a expliqué Geneviève Laurier, porte-parole de Revenu Québec.
En théorie, les personnes qui utilisent un véhicule plaqué « F » doivent tenir un registre de leurs déplacements afin de pouvoir prouver quand leur véhicule a été utilisé pour aller voir un client et quand il l’a été pour aller au chalet, par exemple.
Les gens tiennent-ils réellement de tels registres ?
Sylvain Fontenelle, directeur principal du cabinet d’experts-comptables Demers Beaulne, note que l’exercice n’est pas très populaire.
« C’est bien compliqué… On recommande d’en tenir un, mais beaucoup n’en ont pas, dit-il. Quand ils sont vérifiés, ils essaient de reconstituer un registre à partir de leur agenda. Ce n’est pas idéal. »
Il est désormais possible, à partir de la technologie GPS, de suivre à la trace son kilométrage, grâce à des produits comme ceux fabriqués par Odotrack, entreprise de Laval lancée par l’entrepreneur Martin Turcotte, et qui est de plus en plus populaire auprès des particuliers comme des gestionnaires de parcs de véhicules.
« Pour moi, c’est une question de dormir tranquille, dit-il. Oui, les gens peuvent être tentés d’étirer l’élastique et de mettre un kilométrage plus élevé pour la portion affaires, mais attention, le fisc vérifie, et plus qu’avant. »
Pour Marc Bachand, de l’UQTR, il y a peut-être un peu de « pensée magique » qui entoure tout ce qui touche la plaque « F ».
« Peut-être qu’il y a l’illusion que, ah, parce que j’ai une plaque “F”, ça va marcher, je vais pouvoir dire que c’est pour la compagnie à 100 %. Bien non. Un jour, les “pitbulls” de l’Agence du revenu vont arriver et demander le registre des déplacements et poser plein de questions sur ton usage personnel… C’est ça qui va se passer. »