Rutger Bregman

Pour en finir avec la pauvreté

Un monde sans pauvreté, c’est ce que propose l’historien et journaliste Rutger Bregman. Dans un essai stimulant, ce jeune Néerlandais de 28 ans affirme que l’instauration d’un revenu minimum garanti et d’une semaine de travail de 15 heures viendrait à bout des inégalités dans le monde. Avant de le traiter de pelleteur de nuages, lisez son livre. Vous aurez furieusement envie de le mettre entre les mains de nos dirigeants.

Depuis la sortie d’Utopies réalistes, Rutger Bregman multiplie les entrevues. Son plaidoyer anti-pauvreté est devenu un best-seller mondial et a incité plusieurs personnes à tenter des expériences dans leur milieu. Dans un monde dominé par les frasques de Donald Trump, la crise du Brexit et le terrorisme international, son enthousiasme est rafraîchissant et ses idées, contagieuses.

Son livre ne se nomme pas Utopies réalistes pour rien. Oui, Rutger Bregman rêve grand, mais ses rêves s’appuient sur des faits, des études, des chiffres.

En gros, Bregman croit qu’il faut changer de paradigme si on veut éliminer les inégalités dans le monde : une vie sans pauvreté n’est pas un privilège, martèle-t-il, c’est un droit.

À partir de cette prémisse, il propose une série de solutions, à commencer par l’instauration d’un revenu minimum garanti, une idée qui a déjà été expérimentée à plusieurs endroits dans le monde (dont Mincome, au Manitoba), avec succès. Partant du constat que la pauvreté coûte cher à la société – dépenses en santé, criminalité, lacunes en éducation – et que les gens « ne sont pas pauvres par manque de caractère, mais bien par manque d’argent », il propose de distribuer un salaire à tout le monde. 

« L’idée est très simple, explique Rutger Bregman, joint par téléphone à Amsterdam. On verse à chacun une somme mensuelle qui permet de payer les besoins de base : nourriture, vêtements, soins de santé, etc. Pas besoin de remplir une pile de formulaires ou de subir des entrevues. On distribue l’argent, sans condition. On donne ainsi à chacun la liberté de décider ce qu’il fera de sa vie ainsi que le privilège de refuser un emploi qu’il ne souhaite pas occuper, ce qui est actuellement le privilège des riches. »

« Ce qui est bien avec cette idée, poursuit-il, c’est que si une personne n’a pas de cœur et se fout des pauvres, elle a tout de même un porte-monnaie. Or, sur le plan financier, et c’est le point central de mon livre, mettre fin à la pauvreté coûte moins cher que la perpétuer. Les mesures que je propose peuvent donc plaire autant à la gauche qu’à la droite économique. »

La valeur du travail

Dans Utopies réalistes, Bregman cite l’exemple de Broadway, organisme communautaire londonien qui, en 2009, a tenté une expérience : donner 3000 livres sterling (environ 5000 $) par mois à 13 sans-abri, et ce, sans aucune condition. On ne leur posait aucune question et on n’exigeait absolument rien d’eux. Résultat : un an plus tard, la plupart s’étaient trouvé un toit, plusieurs avaient suivi une cure de désintox, d’autres s’étaient inscrits à des cours ou s’étaient trouvé un boulot.

« Tout le contraire des idées préconçues à propos des sans-abri et des démunis en général que la société s’obstine à infantiliser et à nous dépeindre comme de potentiels profiteurs qu’il faut surveiller et encadrer », observe Rutger Bregman.

« On tient pour acquis que les gens sont malhonnêtes et paresseux, qu’ils vont en profiter. Pourquoi ne pas au contraire miser sur leur volonté, leur générosité et leur débrouillardise ? »

— Rutger Bregman

Le revenu universel garanti ne transformerait pas seulement la vie des gens pauvres, il bouleverserait aussi notre vision du travail, croit l’auteur. « Avec un revenu garanti, les gens dont le travail est nécessaire à la société – les infirmières, les enseignants, les éboueurs – disposeraient de suffisamment d’argent pour faire la grève et améliorer leurs conditions de travail. Comment se fait-il que ceux qui apportent le plus gagnent si peu ? Alors qu’il existe une multitude d’emplois inutiles et quand même bien payés – je les appelle les bullshit jobs, tous ces emplois comme ceux de gestionnaire de réseaux sociaux, consultant de toutes sortes qui ne génèrent rien, ne produisent rien, n’apportent rien à la société. La preuve : si ceux qui les occupent se mettaient en grève demain matin, ça ne changerait strictement rien à notre vie. Je crois que c’est l’effet le plus important de l’instauration d’un revenu minimum garanti : à long terme, les salaires refléteraient la valeur sociale de notre travail. »

En finir avec le statu quo

Rutger Bregman s’attaque à plusieurs vaches sacrées dans son livre, à commencer par la semaine de travail de 40 heures (et plus), qu’on pourrait facilement réduire à 15 heures par semaine, selon lui. Travailler moins, croit-il, réduirait plusieurs problèmes de société – stress, pollution, inégalités hommes-femmes, chômage, etc. – et permettrait de consacrer plus de temps aux aspects de nos vies qui comptent le plus à nos yeux : la famille, les loisirs, etc. « Ce n’est pas quelque chose qu’on pourrait faire du jour au lendemain, nuance-t-il en entrevue, mais bien quelque chose que nous pourrions viser à moyen terme. Un idéal politique, quoi ! »

L’arrivée des robots ne nous donnera pas le choix, il faut se questionner sur le travail que nous voulons faire. « Oui, le capitalisme peut réagir à l’arrivée des robots en inventant toutes sortes de nouveaux jobs, mais à quoi serviront-ils ? À passer une journée devant un ordinateur à envoyer des courriels à des gens que nous n’aimons pas et à rédiger des rapports que personne ne lira ? Il faut se poser la question sérieusement : que voulons-nous faire de notre temps ? Et est-ce que le travail est la seule et unique possibilité ? »

À ses yeux, l’utilisation du PIB pour mesurer la croissance d’un pays est symptomatique d’une société qui a perdu le sens des valeurs. « Vous savez quoi ? Le gars qui a inventé le PIB, le mathématicien Simon Kuznets, avait dit : “Ne l’utilisez jamais comme mesure de progrès, et si vous le faites, retranchez les dépenses militaires et publicitaires ainsi que les revenus du secteur financier.” » 

« Le PIB a déjà été un bon outil, mais aujourd’hui, alors que nous sommes riches et en meilleure santé, nous sommes arrivés à un point où cet indicateur n’indique plus rien du tout. »

— Rutger Bregman

Dans son livre, Bregman suggère plusieurs outils de rechange au PIB comme le Happy Planet Index, indice qui tient compte du bien-être, de l’espérance de vie, des inégalités de revenus et des empreintes écologiques d’une société. « Au fond, ajoute le journaliste, il faudrait inventer une sorte de tableau de bord, comme dans les autos, avec plusieurs indicateurs. Et ultimement, il faudrait avoir un débat démocratique sur ce qu’on choisit de mesurer dans nos pays développés. »

Effacer les frontières

L’idée la plus radicale d’Utopies réalistes, selon son auteur, est l’abolition pure et simple des frontières. En facilitant le flux des travailleurs, croit Rutger Bregman, on multiplierait les revenus au lieu d’augmenter les dépenses. « Actuellement, la situation s’apparente à une forme d’apartheid mondial, affirme-t-il. Un jour, on regardera les frontières comme on regarde la torture au Moyen Âge. On dira que c’était une idée complètement insensée. »

En lisant Utopies réalistes, on en vient à se demander pourquoi l’être humain ne rêve pas davantage. Posons-nous la question : à quand remonte le dernier projet de société véritablement emballant ? « Depuis la chute du mur de Berlin, nous sommes dans un coma intellectuel, lance le journaliste qui travaille déjà à son prochain livre, un essai sur la condition humaine. Ma génération s’est fait dire que c’était la fin de l’histoire, qu’il n’y aurait plus de rêve et que l’utopie était quelque chose de dangereux. C’est devenu un vilain mot, car cela évoque les dérives du communisme. Mais quand on y pense bien, la fin de l’esclavage, la démocratie, l’égalité hommes-femmes ont toutes été, à certains moments, des fantaisies utopistes. Aujourd’hui, nous avons besoin de nouvelles visions. Nous manquons d’imagination. Je crois que le changement viendra de la marge, je vois des choses qui changent autour de moi. Je ne suis pas un optimiste, je suis un possibiliste. »

Utopies réalistes

Rutger Bregman

Seuil

256 pages

Avec le temps

Avec le recul – Éditoriaux 2003-2016 et regards d’aujourd’hui
Josée Boileau
Éditions Somme toute
320 pages

Pourquoi relirait-on de « vieux » éditoriaux, des textes qui, comme le souligne Josée Boileau en introduction, « n’avaient pas pour vocation de résister au passage du temps » ? La question se règle d’elle-même lorsqu’on plonge dans ce recueil de textes signés par l’éditorialiste du Devoir sur une période de 13 ans. Josée Boileau, qui a dirigé le quotidien jusqu’en 2016, a relu des centaines d’éditoriaux pour en choisir quelques dizaines qu’elle regroupe par thèmes, qu’elle replace dans leur contexte et commente avec son regard d’aujourd’hui. On dit du journaliste qu’il est l’historien du présent. De l’éducation au patrimoine en passant par la culture et la tragédie de Lac-Mégantic, Josée Boileau revisite de petits et grands moments de l’actualité. Avec le temps et la distance, on voit mieux ce qui anime, tourmente et passionne les Québécois. Quand on dit qu’il n’y a pas de débats de fond au Québec, c’est faux. Ce livre permet de prendre du recul pour mieux les apprécier.

Toute une vie

Pièces d’identité
Jean Paré
Leméac
369 pages

Jean Paré a été une figure marquante du paysage médiatique québécois. On se souviendra surtout de lui pour avoir fondé puis dirigé d’une poigne de fer le magazine L’actualité pendant un quart de siècle. Aujourd’hui âgé de 82 ans, le journaliste, écrivain et traducteur n’a rien perdu de sa forme intellectuelle : son regard est toujours aussi aiguisé et critique. Dans cet essai, il livre ses observations sur l’actualité et des sujets qui lui tiennent à cœur comme les médias, la musique, la littérature, la nature, le rôle de l’intellectuel, etc. M. Paré est un être exigeant et il ne le cache pas : la qualité de la langue, l’état de nos médias et de notre système d’éducation passent un mauvais quart d’heure. L’auteur fait preuve d’une grande culture et d’une profondeur d’analyse assez rare de nos jours. Le ton, lui, est d’une autre époque. Disons qu’on est loin des billets d’humeur et autres blogues auxquels nous sommes habitués aujourd’hui. Certains lecteurs l’apprécieront sûrement.

La double tâche

Toutes les femmes sont d’abord ménagères
Camille Robert
Éditions Somme toute
180 pages 

Le « travail ménager » est une expression d’une autre époque, mais dans les faits, le sujet est on ne peut plus d’actualité. Pensez charge mentale, partage des tâches, etc. Dans cet ouvrage élaboré à partir d’un mémoire de maîtrise qui a valu à son auteure, aujourd’hui doctorante, le prix de la fondation Jean-Charles Bonenfant, on remonte à la source des revendications des féministes de la deuxième vague. Animées par le principe que le privé est politique, ces femmes ont développé et énoncé un discours sur le travail ménager. Elles ont revendiqué qu’on le reconnaisse et qu’on lui accorde une valeur. Comme l’avait fait avant elle Louise Toupin dans Le salaire au travail ménager, l’historienne s’est penchée sur la période allant de la fin des années 60 au milieu des années 80 afin qu’on comprenne mieux dans quel contexte est né ce combat qui n’est toujours pas gagné.

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