Livre

L’odorat des chiens pour détecter le cancer du sein

Isabelle Fromantin est infirmière en France. Docteure en sciences expérimentales, elle est spécialisée dans les plaies tumorales et la cicatrisation. Dans sa thèse soutenue en 2012, elle émet l’idée qu’on pourrait détecter des cancers grâce à l’odorat très développé des chiens. De là naît Kdog, projet de dépistage du cancer du sein. Dans un livre paru en mai au Québec, elle retrace cette expérience inédite.

Comment en êtes-vous arrivée à l’idée de faire appel à des chiens pour détecter le cancer du sein ?

J’ai commencé une thèse sur les plaies tumorales, lorsque la tumeur est ulcérée à la peau. Les plaies tumorales présentent souvent de nombreuses bactéries qui peuvent être source de mauvaises odeurs. La recherche consistait à analyser les odeurs, et plus exactement les composés volatils odorants, qui sont liés à ces plaies. Il s’agissait de comprendre d’où elles venaient et de les relier aux bactéries. On a posé l’hypothèse que peut-être les composés volatils odorants étaient émis par la tumeur elle-même. Dans la littérature scientifique, certains se disaient que le chien serait peut-être capable de détecter la maladie grâce à son odorat… J’ai émis cette hypothèse à la fin de mon étude.

Comment êtes-vous passée de l’hypothèse à la réalisation ?

Quelques mois après la fin de ma thèse, des experts cynophiles ont contacté plusieurs hôpitaux, dont l’Institut Curie, où je travaille. Ils cherchaient des cliniciens ou des chercheurs pour travailler sur la détection de maladies avec des chiens. C’est de là qu’est né le projet Kdog.

Le projet a-t-il été bien accueilli par la communauté scientifique ?

Au départ, on nous a un peu pris pour des rigolos. Mais c’est très français. D’autres équipes dans le monde se sont lancées dans la détection canine, mais n’ont pas fait face à autant de réticences. Les gens imaginaient des chiens qui couraient dans un hôpital. Il a fallu expliquer la méthode pour faire cesser les fantasmes qui n’avaient rien à voir avec notre projet et ses fondements scientifiques.

Comment se déroule concrètement le dépistage ?

Les femmes se lavent avec un savon sans odeur que nous leur fournissons. Elles dorment toute la nuit avec une lingette sur le sein pour que celle-ci s’imbibe de leur sueur. Elles envoient ensuite cette lingette dans une enveloppe prévue à cette fin. C’est donc quelque chose que l’on peut faire en restant chez soi. Ensuite, les lingettes sont conservées dans des bocaux puis soumises aux chiens.

Comment dressez-vous les chiens ?

Les experts cynophiles apprennent aux chiens à détecter un échantillon positif. Ensuite, ils leur apprennent à repérer cet échantillon positif parmi des échantillons négatifs. Cela prend des mois. L’éducation du chien est plus délicate que pour les détections de drogues ou d’explosifs, car les odeurs sont nettement plus faibles et elles varient beaucoup selon les odeurs de la peau qui y sont associées.

Vous avez mené une étude préliminaire avec 135 lingettes. Quels ont été les résultats ?

Nous proposions aux chiens des tests par quatre lingettes : une lingette d’une malade et trois autres saines. Au premier passage, les chiens reconnaissaient l’échantillon malade dans 90,3 % des cas, et dans 100 % des cas au second passage. Ces résultats sont très encourageants.

Vous entamerez à l’automne une nouvelle étude clinique.

Il s’agit de proposer un échantillon de 400 à 500 lingettes et de voir si les chiens sont capables de tenir sur un grand nombre et sur la durée, pour que le projet soit duplicable à l’autre bout du monde. C’est beaucoup plus ardu. Les chiens seront confrontés à des séries négatives et certains peuvent se démotiver lorsqu’ils ne trouvent rien.

Quels avantages présente le chien par rapport à la mammographie ?

En France, toutes les femmes ne vont pas se faire dépister. Pour certaines populations, comme les femmes en fauteuil roulant, le dépistage est plus difficile. À Paris, il y a des appareils de radiologie adaptables, mais quand on est en rase campagne, on n’a pas forcément près de chez soi un radiologue avec un appareil adapté… D’autres femmes craignent les surexpositions aux radiations. L’idée était de dire, dans les pays qui ont un bon accès à la mammographie, que nous pouvions donner une autre solution à celles qui hésitent. Si le chien détecte un cancer, il faut de toute façon aller faire l’imagerie pour situer la tumeur et réaliser une biopsie. Le chien permet de faire un prétest. On a également pensé à cette méthode pour les pays à faible accès aux soins. S’il y a là-bas ce prétest, cela permettra de repérer les personnes qui devraient aller faire une mammographie.

Les pays en voie de développement auront-ils les moyens de proposer cette option ?

Le chien ne coûte pas cher. Il faut compter le dressage, donc le coût du cynophile et de la structure. Lorsqu’on fait une mammographie, il y a le coût du manipulateur, du radiologue, de la machine, du cabinet de radiologie… Nous allons comparer tout cela, mais je ne pense pas que ce sera un frein.

Vous avez commencé l’étude avec deux malinois, mais travaillez désormais aussi avec un springer. Pourquoi ?

Police, pompiers, armée… En France, tous ceux qui font de la détection ont l’habitude de travailler avec des malinois. Ce sont des chiens qui ont un bon flair et qui sont assez robustes. Cela dit, si l’on veut les déplacer, ce n’est pas rien, il leur faut beaucoup d’espace. Finalement, un chien plus petit comme le springer nous convient bien. Il mange moins de croquettes, et cela compte, si un jour le projet se déploie à grande échelle. De plus, il s’agit d’un projet citoyen, et beaucoup de gens nous demandent de voir les chiens. Comparé aux malinois, le springer est plus content de recevoir des papouilles et des caresses. Je voulais aussi essayer une autre race, car si le projet s’étend à d’autres pays, on ne va pas faire de l’exportation de malinois. Il faut travailler avec les chiens qui sont sur place, que ce soit un chien de race ou non.

Si les résultats sont concluants, vous envisagez d’étendre cette étude au cancer de l’ovaire.

Pour le moment, le diagnostic n’est possible que par des techniques invasives, et souvent, cette maladie est prise trop tard. Si l’on a l’impression que les composés volatils passent bien en transcutané, on peut tout à fait envisager de mettre une compresse sur le bas-ventre, mais si cela ne fonctionne pas, par exemple parce que c’est trop épais ou profond, il faudra imaginer autre chose. Pourquoi ne pas avoir pris d’emblée le cancer de l’ovaire ? Nous avons besoin de nombreux d’échantillons, et comme le cancer de l’ovaire est beaucoup plus rare, cela aurait été plus difficile de trouver des patientes pour mettre au point la méthode.

Blouse blanche & poils de chiens – Comment j’ai découvert l’odeur du cancer

Isabelle Fromantin avec Sandra Kollender

Éditions de La Martinière

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