Élections en Inde

Appel aux urnes sur fond de violences

Depuis 2014 et l’arrivée au pouvoir du premier ministre nationaliste hindou Narendra Modi, l’Inde assiste à une recrudescence des exactions envers les minorités ethniques et religieuses. Le 19 octobre 2018, Zainul Ansari, 82 ans, a été lynché alors que son seul tort était d’être musulman. Le premier ministre espère maintenir son emprise sur le pays à l’issue des élections législatives qui ont débuté le 11 avril.

UN DOSSIER DE NOTRE COLLABORATRICE ALEXIA EYCHENNE ET DE MARC THIBODEAU

Inquiétante vague de lynchages

SITAMARHI, — Inde — La ville de Sitamarhi, dans le nord-est de l’Inde, est traversée par une route bordée d’échoppes et de mosquées. C’est ici que, le 19 octobre 2018, Zainul Ansari a été lynché alors que son seul tort était d’être musulman. La foule a reconnu sa confession à sa barbe blanche et à la kurta, tunique de coton, qu’il portait ce jour-là. L’octogénaire rentrait d’une visite chez sa sœur quand des jeunes armés de bâtons l’ont battu, aspergé d’essence et brûlé vif devant des badauds indifférents.

Depuis 2014 et l’arrivée au pouvoir du premier ministre nationaliste hindou Narendra Modi, l’Inde assiste à une recrudescence des exactions envers les minorités ethniques et religieuses : les musulmans, mais aussi les chrétiens et les « intouchables », jugés inférieurs par le système des castes. Rien qu’en 2017, 111 personnes auraient été tuées et 2384 blessées dans ces crimes haineux, d’après des chiffres officiels probablement sous-estimés. Ce phénomène suscite l’inquiétude alors que, jusqu’au 19 mai, près de 900 millions d’Indiens se rendent aux urnes pour des élections générales. Modi brigue un nouveau mandat.

Un horrible récit

Assis devant sa maison de briques au fond d’une impasse, Akhlak, fils de Zainul, relate les circonstances du meurtre du vieil homme.

Les hindous de la ville célébraient la déesse Durga quand des fanatiques ont fait courir une rumeur infondée : des musulmans auraient brisé le bras d’une idole. Contre l’avis des autorités, ils ont formé un cortège exalté qui s’est engagé dans leur quartier. C’est là que les émeutiers s’en sont pris à Zainul.

« Comment Dieu a-t-il pu laisser tuer un homme aussi bon ? », souffle sa belle-fille, Khusbuda. Le patriarche prenait soin d’elle et de ses enfants en l’absence de son mari, parti travailler dans une usine textile.

« Vous n’êtes plus seuls désormais », promet Harsh Mander en posant la main sur le genou d’Akhlak. Ce militant des droits de l’homme et essayiste prend chaque mois la tête d’un groupe de citoyens effrayés par la montée de la violence. Ils sont artistes, juristes, chercheurs, journalistes, retraités… Leur « Karwan e Mohabbat » (caravane de l’amour) se rend dans les villages théâtres de lynchages. Tôt le matin ce jour-là, sa vingtaine de membres avait embarqué à bord d’un minibus à Patna, capitale de l’État du Bihar. Le début d’un voyage de quatre jours dont l’ambition est double : rompre le silence, car beaucoup de ces crimes ne sont recensés ni par la police ni par les médias, et apporter un soutien moral et juridique aux victimes. À la haine, ils opposent les principes de Gandhi. L’icône de l’indépendance s’est battue jusqu’à sa mort pour le droit des minorités à vivre en paix dans une Inde multiculturelle.

Des lynchages plus fréquents

Les violences communautaires sont une vieille histoire en Inde, mais ces dernières années, « elles ne sont plus circonscrites dans le temps et l’espace, ce qui instille la peur chez des millions de personnes », s’inquiète M. Mander. Si Modi n’est pas directement responsable des lynchages, la politique des nationalistes hindous a créé un climat hostile aux minorités, facilitant les exactions. Plusieurs États ont par exemple renforcé l’interdiction du commerce du bœuf, aux mains des musulmans et des « intouchables », car la vache est sacrée pour les hindous. « Les minorités subissent une pression très forte pour se conformer aux règles des extrémistes sous peine d’être traités en citoyens de seconde zone », déplore John Dayal, ancien journaliste et figure de la communauté chrétienne, qui participe à chaque voyage.

À Sitamarhi, le corps de Zainul Ansari a passé plusieurs jours à la morgue sans que personne parvienne à l’identifier. Ses fils ont appris sa mort en recevant des photos du lynchage par l’application WhatsApp. Les meurtriers, parfaitement reconnaissables, ont été mis en liberté. Dans de nombreuses affaires, les auteurs des crimes n’hésitent pas à se filmer et à se prendre en photo, tant ils sont convaincus que leur acte fera d’eux des héros. Les juristes de la caravane embarquent les rapports de police. De retour à Delhi, ils tenteront de relancer l’enquête avec l’aide d’avocats.

Un crime dit d’« honneur »

Le lendemain, Manju Devi, enveloppée dans un sari à losanges, attend leur passage au bout du village d’Aziz Pur. Elle éclate en sanglots et ses cris glacent l’assistance. Au-dessus de la porte de sa maison, la photo de son fils, Barthendur, 16 ans. Hindou, il a été tué en janvier 2015, probablement par une famille musulmane qui le soupçonnait d’entretenir une relation amoureuse avec sa fille. Des chiens ont exhumé son corps enterré à la hâte dans un champ, ce qui laisse penser à un crime dit d’« honneur ». En représailles, une foule d’hindous a attaqué les maisons musulmanes et tué quatre innocents. Parmi eux, Gulam Gilani, 16 ans lui aussi. La caravane rend visite à sa mère, Zahida Khatoon. D’une voix forte, les traits tendus mais sans haine, la jeune femme n’implore que la justice. Depuis les lynchages, sa famille, qui a longtemps vécu en bons termes avec ses voisins hindous, a dû fuir : « Pourquoi est-ce à nous de quitter notre maison et de vivre comme des sans-abri ? »

Les membres de la caravane documentent chacun de leurs voyages sur les réseaux sociaux. Ils espèrent susciter un sursaut dans la société indienne. « Nous voulons que personne ne puisse dire : “On ne savait pas” », insiste M. Mander. « Cette vague de haine détourne l’Inde des vrais problèmes : l’économie et la création d’emplois », déplore Amitabha Basu, scientifique à la retraite et qui se joint fidèlement au cortège depuis ses débuts. Dans la ville d’Araria, sa dernière escale, l’équipe a convié associations et médias locaux pour une conférence de presse. À la fin de la rencontre, Harsh Mander s’empare du micro et entonne une chanson tirée d’un film culte de Bollywood. La salle reprend d’une même voix les paroles, qui parlent d’amour, de paix et de souffrance oubliée. Comme si, dans ce pays à l’unité précaire, la passion du cinéma faisait encore office de fragile ciment.

Modi face au poids des promesses

Le premier ministre indien Narendra Modi espère maintenir son emprise sur le pays à l’issue des élections législatives qui ont débuté le 11 avril. Les promesses non tenues sur le plan économique compliquent cependant sa tâche et le poussent à faire vibrer, encore une fois, la corde nationaliste.

Commet se présentent les élections pour Modi ?

Le Bharativa Jatana Party (BJP) avait réussi au cours des élections de 2014 à remporter une majorité de sièges au Parlement, un résultat qui n’avait pas été vu depuis des décennies. Cette victoire sans appel de la formation nationaliste hindoue avait donné les coudées franches à Narendra Modi, qui risque d’avoir du mal à répéter l’exploit. Narendra Subramanian, spécialiste de l’Asie du Sud rattaché à l’Université McGill, pense que le scénario le plus probable est que le BJP obtiendra une majorité grâce à l’appui de la coalition de partis qu’il chapeaute, ce qui l’obligera à faire des concessions. Serge Granger, professeur de l’Université de Sherbrooke qui étudie de près la région, pense que l’homme fort indien risque de se retrouver cette fois à la tête d’un gouvernement minoritaire.

Quels sont les facteurs explicant ce recul relatif ?

M. Subramanian relève que Narendra Modi avait fait, au cours de la campagne précédente, des promesses de nature économique qu’il n’a pu concrétiser. Le rythme de croissance ralentit depuis quelques années et les dizaines de millions d’emplois promis au cours de la précédente campagne ne sont pas au rendez-vous. Les difficultés sont particulièrement manifestes dans le secteur agricole, où nombre de fermiers croulent sous les dettes. M. Granger souligne que le gouvernement Modi a alimenté la croissance avec un programme d’infrastructures. Il n’a pas réussi cependant à donner l’essor espéré au secteur industriel, où des personnes peu qualifiées sont susceptibles de trouver des débouchés.

Comment Modi tente-t-il de surmonter les critiques ?

Le premier ministre a cherché à mettre à profit une flambée de tension récente avec le Pakistan pour détourner l’attention des ratés économiques. New Delhi avait mené des frappes aériennes en territoire pakistanais en février après qu’un groupe terroriste lié à Islamabad eut tué des dizaines de militaires au Cachemire. Selon M. Subramanian, Narendra Modi évoque régulièrement cet épisode en campagne pour se donner une image d’homme fort et alimenter une flambée nationaliste hindoue susceptible de l’aider au moment du vote. Bien que le résultat des frappes demeure incertain, l’opposition menée par le parti du Congrès rechigne à attaquer le gouvernement de crainte de froisser la population, relate l’analyste de McGill.

Quelle place occupent les tensions ethniques dans le scrutin ?

Le BJP a toujours fait de la promotion de l’hindouisme un élément central de son programme et les élections actuelles ne font pas exception. Serge Granger note que les attaques contre le Pakistan s’inscrivent dans cette logique puisque la composition musulmane du pays voisin est implicitement évoquée du même coup. Bien que le premier ministre se fasse plus discret à ce sujet, plusieurs élus importants du BJP n’hésitent pas à critiquer ouvertement les minorités religieuses du pays. Meenakshi Ganguly, de Human Rights Watch, pense que l’approche du parti vise à favoriser la « zizanie » et alimente la violence. Une série d’attaques menées depuis quelques années contre des musulmans par des hindous qui prétendaient protéger les vaches de l’abattoir en témoigne.

Narenda Modi fait-il face à une forte opposition politique ?

Le BJP avait profité de l’insatisfaction envers le parti du Congrès en 2014 pour s’imposer lors du scrutin. Narendra Subramanian, de l’Université McGill, note que le chef de la formation, Rahul Gandhi, héritier de la famille Nehru-Gandhi, a gagné en expérience depuis le dernier scrutin, mais demeure un politicien peu charismatique.

Il est beaucoup moins populaire que Narendra Modi, qui fait valoir son passé modeste pour se présenter en homme du peuple. Serge Granger, de l’Université de Sherbrooke, pense que des partis régionaux vont jouer un rôle important dans plusieurs États lors de ce scrutin et compliquer d’autant la tâche du BJP et de son chef.

Un processus complexe

Les élections législatives indiennes s’étalent sur six semaines afin de tenir compte de l’énorme défi logistique que représente la tenue d’un scrutin dans un pays gigantesque comptant près de 900 millions d’électeurs. La Loi électorale précise qu’aucun citoyen ne doit avoir à parcourir plus de deux kilomètres pour pouvoir participer. La dernière phase de vote se terminera le 19 mai et les résultats seront normalement connus quatre jours plus tard.

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