Alimentation communautaire

L’épicerie tricotée serré

À Brooklyn, Paris et Montréal, de petits commerces alternatifs poussent comme des champignons, dans un monde pourtant dominé par de grands acteurs en alimentation. Pourquoi les gens y accourent-ils, même s’ils doivent parfois faire du bénévolat avant de pouvoir y faire leur épicerie ?

Alimentation communautaire

Bas prix, proximité et liant social

À Montréal, de petits commerces défient les modes et les géants de l’alimentation

Ce sont des coopératives ou des épiceries à vocation communautaire. Leurs modèles sont hybrides, mais leurs buts, ultimement, sont les mêmes : fournir des aliments de qualité, moins chers, et créer un sentiment d’appartenance.

« On a fait une étude pour voir ce que les gens du quartier voulaient manger », explique la sociologue Marie-Claude Rose, dans un local vide qui sera bientôt rempli de victuailles. L’épicerie Le Détour ouvre dans quelques semaines au cœur de l’ambitieux Bâtiment 7, à Pointe-Saint-Charles, dans l’ancienne cour du CN.

Le commerce est un modèle hybride. Pas tout à fait coop, bien que ses membres pourront faire trois heures de travail par mois, ce qui leur donnera un rabais sur leurs achats. Les tâches sont diverses, de la livraison à vélo à la manipulation des aliments.

Début mai, au moment de l’ouverture, l’épicerie sera entourée d’un café et d’un bar qui servira une bière brassée sur place, d’ateliers de céramique, de réparation de vélo et de mécanique automobile. Tous ces commerces auront en commun de vouloir répondre aux besoins des gens du quartier et de dynamiser ce coin de Montréal, souvent défavorisé. Mais sans précipiter son embourgeoisement, précise avec conviction Marie-Claude Rose, qui est chargée de projet pour Le Détour. Ce qui fait qu’il y aura des saucisses à hot-dog, du macaroni au fromage en boîte et du baloney à l’épicerie, bien que tous ces aliments ne soient pas chaudement recommandés par les organismes de santé publique. « Nous ne sommes pas dans le jugement, précise Marie-Claude Rose. Nous voulons créer un dialogue entre les gens du quartier. » Ainsi, les adeptes du zéro déchet y trouveront des produits en vrac, et les gens qui mangent bio, des fruits et légumes, idéalement de fermes situées pas trop loin. 

Mais ce n’est pas tout. À l’extérieur, l’équipe va installer un frigo communautaire. Le Détour, qui ne sera pas un comptoir alimentaire, veut aussi faire de la récupération de fermes et d’autres commerces. Les denrées seront offertes aux premiers intéressés, peu importe leurs revenus. Le groupe croit qu’après avoir ramassé quelques carottes croches, le client voudra compléter son panier en achetant ses produits à l’épicerie.

DES MODÈLES HORS MODES

En cette ère où l’épicerie virtuelle gagne des parts de marché et où les grands acteurs se regroupent pour devenir des géants, quelle est la place des modèles alternatifs, petits ?

« Nous sommes une épicerie communautaire, les gens qui viennent ici, on les connaît, dit Amie Monroe, de la Coopérative La Maison verte. Ils entrent et je les salue par leur prénom. » Pour prouver son point, la jeune femme nomme tous les gens qui se trouvent dans le petit commerce au moment de notre rencontre.

Nous sommes dans la rue Sherbrooke Ouest, à Notre-Dame-de-Grâce. Seulement 10 minutes de voiture séparent la future épicerie Le Détour dans Pointe-Saint-Charles de La Maison verte. Mais c’est un monde de différence : à La Maison verte, les convictions guident les achats alimentaires, plus que les contraintes du budget. Le petit commerce a une odeur particulière, mélange de produits ménagers artisanaux faits d’essence de sapin naturel et de café équitable, car on y a aménagé un coin café.

« Les gens viennent ici et restent parfois trois heures », relate Amie Monroe, qui y travaille depuis quatre ans, rémunérée, comme tous les employés, mais qui siège aussi au conseil d’administration.

Les 12 000 membres payent leur part sociale (10 $) et ont doit à un prix plus bas pour la plupart des produits.

À 18 ans, La Maison verte fait figure de pionnière. C’est pour cela que l’équipe du Détour est allée y faire un tour récemment. Pour apprendre des modèles commerciaux qui résistent aux modes car ils sont, précisément, hors modes. « Notre modèle, c’est le magasin général du village », précise Amie Monroe.

SENTIMENT D’APPARTENANCE

Retour dans Pointe-Saint-Charles.

Michel Roch fait son bénévolat mensuel à l’Épicerie solidaire de la rue Grand Trunk. « Je vis seul et j’aime ça venir ici, dit le semi-retraité. Ça me fait voir du monde. »

L’épicerie est installée dans un local de la Commission scolaire de Montréal. Son principe est simple : les aliments, achetés en gros, sont vendus au prix coûtant. Les coûts de fonctionnement sont très bas, le travail étant pratiquement tout fait par des bénévoles. Les autres coûts sont assurés par le Club populaire des consommateurs de Pointe-Saint-Charles.

L’Épicerie solidaire fait partie d’un écosystème qui comprend aussi des jardins et des cuisines communautaires. Elle est ouverte à tout le monde, il n’y a aucune discrimination de revenus. Plus de ventes assurent du roulement, explique Vincent Pilon, qui s’occupe du commerce. Les gens nantis qui visitent l’épicerie pour profiter des bas prix ou de l’ambiance sympathique peuvent faire des dons dans le pot à monnaie à côté de la caisse. Tout l’argent qui y est recueilli est transformé en bons de courtoisie d’une valeur de 5 $. Si quelqu’un veut faire ses courses mais n’a pas d’argent, le responsable regarde s’il y a un bon de disponible pour le dépanner.

Comme il y a beaucoup de gens seuls dans le quartier, on trouve plusieurs aliments à l’unité. Pas besoin d’acheter une douzaine d’œufs ou tout un régime de bananes. Il y a une belle variété de produits sur les tablettes, dont un excellent choix de fruits et légumes frais.

L’Épicerie solidaire est ouverte deux jours par semaine, plus le premier de chaque mois pour accueillir les gens qui viennent de recevoir leur chèque d’aide sociale. En cinq ans d’existence, les stocks se sont multipliés par dix – le groupe a commencé par une trentaine de produits. Les ventes ont atteint 55 000 $ l’année dernière, pour 600 heures d’ouverture. Le groupe a dégagé un profit de… 1800 $ !

À Montréal, les épiceries alternatives se multiplient. Les modèles, différents, se situent quelque part entre le dépannage alimentaire et l’épicerie traditionnelle. Dans Montréal-Nord, la dynamique coopérative Panier Futé compte un groupe d’achat, une épicerie de bas prix et tient même l’été des marchés publics dans le quartier où les fruits et légumes se vendent en moyenne 30 % moins cher. Des bénévoles sont derrière les étals, car ils doivent aussi donner trois heures de leur temps par mois pour être membres. Leurs efforts sont parfois récompensés par un « souper futé », cuisiné et pris en groupe avec les aliments invendus.

Les activités de la coopérative ont officiellement débuté en 2016. L’année dernière, le groupe est passé de 150 à 500 membres, ce qui fait que pratiquement le quart des revenus de la coopérative vient des parts sociales.

Si les membres s’engagent à travailler trois heures par mois, beaucoup sont là toutes les semaines, explique Gaëtan Cirefice, directeur général de Panier Futé. « Notre impact le plus important est le plus difficile à mesurer, dit-il. On améliore leurs conditions de vie. Par leur alimentation, mais aussi par leurs liens sociaux. »

Alimentation communautaire

Bénévole pour faire son épicerie

Faire du bénévolat pour obtenir le droit de faire son épicerie ? C'est le modèle d'affaires de La Louve à Paris. Visite guidée.

Paris — La façade de La Louve se remarque à peine, dans une rue tranquille du populaire 18e arrondissement de Paris, à côté d’une cantine de quartier. Pourtant, plusieurs fois par jour, des curieux franchissent ses portes pour s’informer sur le fonctionnement de ce supermarché hors normes.

Ouvert en novembre 2017, La Louve est le premier supermarché coopératif lancé officiellement en France. À l’entrée, une jeune femme sort de son sac à main une carte munie d’un code barre. « Je vous ai identifiée », lui répond avec un sourire une dame plus âgée, assise sur un tabouret. C’est qu’on ne pénètre pas à La Louve comme dans n’importe quel supermarché.

On doit d’abord détenir des parts sociales. Dix, au coût de 100 euros, pour la majorité des gens. Une seule, au coût de 10 euros, pour les prestataires de l’aide sociale. Ces parts peuvent être revendues lorsqu’un coopérateur quitte le projet.

On doit aussi investir du temps dans l’entreprise sociale. À La Louve, les acheteurs sont aussi les acteurs de « leur » supermarché. Toutes les quatre semaines, ils donnent trois heures consécutives de leur temps pour réaliser les tâches normalement faites par des employés. Des salariés encadrent le tout : « 6152 coopérateurs, six salariés, un salarié associatif. Trois caisses opérationnelles », peut-on lire sur un tableau tout près des caisses.

Brooklyn comme modèle

Les premiers services commencent à 6 h du matin, et les derniers se terminent à 22 h. Ce jeudi, il est 11 h, c’est l’heure de « l’interservice » : l’équipe du matin vient d’achever ses tâches. Les nouveaux signent une feuille de présence. « Nous avons reçu une livraison de fromages. J’ai besoin de trois personnes supplémentaires pour les décharger, les étiqueter », prévient une coordonnatrice. Plusieurs personnes lèvent le doigt. « Parfait. N’oubliez pas de vous équiper de gants, d’un tablier et d’une charlotte pour la tête », ajoute-t-elle.

« Le modèle de l’autogestion permet de pratiquer des prix raisonnables tout en offrant une rémunération correcte aux producteurs. »

— Tom Boothe, l’un des deux fondateurs de La Louve

Cet Américain, arrivé à Paris au début des années 2000 – et à l’origine cinéaste indépendant –, s’est lancé dans ce projet un peu fou avec son compatriote Brian Horihan après avoir découvert en 2009 la Park Slope Food Coop. Un supermarché coopératif créé en 1973 dans l’arrondissement de Brooklyn, à New York, dont le modèle a fait date, avec ses 17 000 membres, sans pour autant être répliqué à l’identique. « Notre projet s’adresse aux personnes qui souhaitent bien manger. Il concerne toutes les classes sociales, et pas seulement les personnes aisées », dit M. Boothe.

Afin que La Louve reste accessible à tous, on y trouve toutes sortes de produits, pas nécessairement bios mais, dans la mesure du possible, locaux. La marge est unique sur tous les produits : 20 %. Certains produits de masse, comme le Coca-Cola ou le Nutella – que les supermarchés écoulent avec des marges très faibles – ne sont pas offerts. « Nos prix restent de 5 à 40 % moins chers que ceux des supermarchés classiques sur une gamme importante de produits. »

« Notre bien commun »

La Louve applique presque à la lettre les recettes qui ont fait le succès de son grand frère américain. « Le supermarché doit être bien fourni en permanence, sinon les coopérateurs vont compléter leurs achats ailleurs, et ne sont plus motivés pour faire leurs services », assure Tom Boothe.

La discipline est aussi cruciale : les coopérateurs qui n’ont pas fait leur service doivent en rattraper deux et ne peuvent pas faire leurs courses tant qu’ils n’ont pas comblé leur retard. « Tout se fait assez naturellement. On a un taux de râle historiquement bas pour les Français ! », plaisante Tom Boothe.

Au sous-sol, les coopérateurs s’activent. Boris est en train de laver les bacs à vrac. « J’ai été attiré par le modèle de la transparence de La Louve : on sait d’où les produits viennent, et ils sont généralement de très bonne qualité. J’en avais marre de donner de l’argent à des grandes surfaces qui se font des marges importantes au détriment des producteurs », raconte le jeune architecte.

Roxanne, Québécoise de 25 ans originaire de Trois-Rivières et installée à Paris depuis quatre ans, a rejoint La Louve il y a deux mois. « C’est un concept novateur qui n’existe pas à Montréal. La gestion du supermarché est démocratique. On est tous dans le même bateau. Chacun prend soin des produits qu’il va lui-même consommer ensuite. Il y a une entraide permanente entre les coopérateurs. »

Près de la sortie, Chantal, 72 ans, scanne les produits à la caisse. « Vous avez bien choisi, ce petit vin rouge est très bon », lâche-t-elle à un trentenaire. « J’aime ce contact qui se crée avec les gens. Je rencontre des personnes que je n’aurais pas croisées sinon. J’aime l’idée que nous partageons un bien commun. La Louve, c’est notre copropriété », conclut la retraitée.

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