Idées d’ailleurs

Pourquoi le masculin devrait-il l’emporter sur le féminin ?

Le problème
Une règle de grammaire perçue comme injuste à l’endroit des femmes.
Une solution 
En France, des profs cesseront de l’imposer dans les classes de français.

Des enseignants français s’engagent à cesser d’enseigner la règle de grammaire pouvant se résumer par la formule « le masculin l’emporte sur le féminin ». Ils espèrent que leur exemple fera école.

D’où vient cette règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » ?

Selon les signataires qui viennent de publier les grandes lignes de leur manifeste sur le site Slate.fr, cette règle adoptée au XVIIe siècle est récente dans l’histoire de la langue française et elle « n’est plus nécessaire ». Les enseignants soutiennent que l’objectif des promoteurs de cette règle n’était pas linguistique, mais politique.

Encore plus important, la répétition de cette formule auprès des enfants n’est pas sans conséquence, plaident-ils. Ils expliquent qu’elle « induit des représentations mentales qui conduisent femmes et hommes à accepter la domination d’un sexe sur l’autre, de même que toutes les formes de minorisation sociale et politique des femmes ».

Ce n’est pas la première fois que cette règle dite de grammaire est contestée. Il y a cinq ans, 6000 personnes avaient signé une pétition intitulée « Que les hommes et les femmes soient belles ! ». Elle appelait à « révolutionner les écrits, les correcteurs d’orthographe et nos habitudes en appliquant la règle de proximité ».

Comment appliquer la nouvelle règle proposée par les signataires du manifeste ?

Selon cette réforme, l’adjectif peut notamment s’accorder en genre avec le nom commun le plus proche – c’est la « règle de proximité ». Il serait donc possible de choisir d’écrire « femmes et hommes seront gagnants », ou « hommes et femmes seront gagnantes ».

Les signataires du manifeste déclarent enseigner « désormais la règle de proximité, ou l’accord de majorité, ou l’accord du choix ». Ils appellent les enseignants et enseignantes partout dans le monde à renouer avec ces usages. Ils appellent à ne pas sanctionner les énoncés s’éloignant de la règle enseignée jusqu’à présent. Et ils demandent aux ministères de l’Éducation, aux médias, au monde de l’édition, voire à tous les citoyens et citoyennes francophones, d’en faire autant. 

Cette mesure est-elle déjà mise en application ?

Dans les médias, il existe des initiatives plus ou moins développées où cette règle du masculin d’abord tend à tomber. C’est le cas sur le site internet MadmoiZelle, dont la rédactrice en chef, Clémence Bodoc, est signataire du manifeste.

Chez Charlie Hebdo, l’accord de proximité est appliqué par quelques personnes de la rédaction, dont Gérard Biard, le rédacteur en chef. Interrogé par Slate.fr, il a expliqué que « la langue dit ce qu’est une société ». « Je ne vois aucune logique au fait que le masculin l’emporte. Je considère qu’on doit veiller à ce que les mots qu’on emploie soient le plus possible proches de la société qu’on entend promouvoir », a-t-il fait valoir.

Qu’en pense l’Académie française ?

L’Académie a réagi la semaine dernière au grand débat de l’écriture inclusive, la qualifiant d’« aberration » et affirmant que « la langue française se trouve désormais en péril mortel ». Les académiciens prédisent un recul de la francophonie si cette écriture dite inclusive est adoptée. « Une telle décision aura des répercussions à l’international. » L’institution souligne qu’il est déjà difficile d’acquérir une langue, alors qu’en sera-t-il si l’usage y ajoute des formes altérées qui la rendent plus illisible ?

Qu’en pense l’Office québécois de la langue française ?

« L’Office ne s’est pas encore penché sur l’accord de majorité ni sur l’accord au choix », indique le porte-parole, Jean-Pierre Le Blanc. Et qu’en est-il de l’accord de proximité ? Il n’est pas encouragé, bien qu’il ait déjà existé dans le passé, reconnaît M. Le Blanc, « parce qu’il demeure marginal pour le moment et qu’il peut entraîner de la confusion lors de l’interprétation de la phrase ». « Il est important de noter que l’Office québécois de la langue française préconise la rédaction épicène [soit de donner une visibilité égale aux hommes et aux femmes dans les textes] et souhaite ainsi favoriser la féminisation d’un plus grand nombre d’écrits. »

Idées d’ailleurs

L’avis de Pascale Lefrançois, professeure et championne du monde d’orthographe

La vice-doyenne aux études de premier cycle de la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, Pascale Lefrançois, estime qu’il s’agit d’une idée « aberrante ».

« Je pense que des combats féministes sont encore nécessaires dans notre société. Mais la grammaire n’est pas le lieu pour mener ces combats ! Le genre en grammaire a souvent pour fonction de distinguer les hommes et les femmes (un avocat, une avocate). Mais parfois, il n’a aucune connotation en lien avec le genre/sexe : pourquoi “lune” est-il féminin et “soleil”, masculin ? En allemand, les noms qui les traduisent sont précisément du genre grammatical opposé. »

« Quand on écrit : “La lune et le soleil sont cachés derrière les nuages”, aucune lutte homme/femme ne se dissimule sous l’accord de “cachés”… On pourrait d’ailleurs s’amuser à faire de la grammaire une tout autre lecture : si le féminin consiste en l’ajout d’un e au masculin, c’est que le féminin est plus riche et plus complexe », poursuit Mme Lefrançois.

Elle reconnaît enfin que la formulation « Le masculin l’emporte sur le féminin » suggère peut-être une idée de combat qui n’est pas particulièrement heureuse.

« On pourrait dire : “Quand les donneurs d’accord sont de genres différents, l’accord doit se faire au masculin.” C’est moins belliqueux. En résumé, je pense que le mouvement féministe a des combats bien plus importants à faire que celui-là ! »

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