Chronique

Petite histoire d’un grand poème

Le poème Speak White est au cœur de la pièce 887 de Robert Lepage, actuellement à l’affiche au TNM. Ça m’a donné l’envie de parler à celle qui l’a créé il y a 48 ans, Michèle Lalonde. J’ai eu du mal à entrer en contact avec elle. C’est Jean-Paul Daoust qui m’a donné l’idée de passer par l’Union des écrivains. « Elle est membre honoraire, ils doivent avoir son numéro de téléphone », m’a dit Jean-Paul. « Je ne suis pas membre honoraire du tout, ils m’ont sacrée dehors », m’a balancé Michèle Lalonde une fois que j’ai pu la retrouver.

Membre honoraire ou pas, Michèle Lalonde, aujourd’hui âgée de 78 ans, a accepté de discuter avec moi après avoir hésité. Elle adore la pièce de Lepage. Elle l’avait vue lors de répétitions et elle a assisté à la première du TNM, le 28 avril dernier, avec l’un de ses fils. « Je craignais qu’on me fasse monter sur scène ou qu’on me mette un projecteur dessus. Finalement, ils ont dit que j’étais présente et je suis restée dans la pénombre. C’était très bien ».

Pour plusieurs, le mythique poème Speak White est né lors de la fameuse Nuit de la poésie du 27 mars 1970. Il n’en est rien. Ce texte trouve ses racines dans un autre texte de Michèle Lalonde (Terre des Hommes) écrit à l’occasion du gala inaugural d’Expo 67 présenté en avril 1967 à la Place des Arts. « C’était un texte pour deux récitants, raconte Michèle Lalonde. J’avais désigné Albert Millaire et Michelle Rossignol, que je connaissais déjà. Les deux comédiens récitaient sur une musique contemporaine d’André Prévost. On y retrouve les mêmes thèmes que dans Speak White : les forces de destruction et le sort des minorités. »

Peu de temps après, Michelle Rossignol a appelé Michèle Lalonde et lui a confié qu’elle allait participer à une soirée-bénéfice en soutien à Pierre Vallières et Charles Gagnon, deux membres du FLQ arrêtés aux États-Unis et extradés au Québec. Des artistes, dont Pauline Julien, Yvon Deschamps et Robert Charlebois, s’étaient réunis pour amasser de l’argent afin de leur venir en aide.

« Michelle Rossignol m’a expliqué que des poètes, dont Gaston Miron et Pierre Morency, allaient participer à cet évènement baptisé Chansons et poèmes de la résistance et qu’elle ne pouvait donc pas puiser dans leur répertoire. Elle est venue me voir en me demandant si je n’avais pas un texte qui traînait quelque part. J’avais deux bébés aux couches et une fille de 6 ans. Je lui ai répondu : “Écoute, je vais te faire un texte et je vais faire en sorte que ça passe la rampe.” Je n’avais pas envie de lui écrire un texte sur les libellules. »

C’est ainsi que Michèle Lalonde s’est lancée dans l’écriture de Speak White, un texte qu’elle a écrit debout. « Je savais qu’il serait rendu par une comédienne. Je me suis donc mise dans cette condition. Je l’ai ensuite tapé à deux doigts sur une machine à écrire avec un papier carbone pour faire une deuxième copie. Je lui ai apporté le texte quelques minutes avant la générale qui avait lieu le jour même du spectacle, un lundi du mois d’octobre 1968. On est allées dans les toilettes de la Comédie-Canadienne [aujourd’hui le TNM] et je lui ai donné des indications. Je lui ai dit : “Si tu le récites comme ça, tu vas voir, la salle va lever.” J’étais assez certaine de l’impact que ça aurait. »

Michèle Lalonde avait vu juste : le public a levé.

« Speak white !/Tell us that God is a great big shot/And that we’re paid to trust him/Speak white !/Parlez-nous production, profits et pourcentages/Speak white !/C’est une langue riche/Pour acheter/Mais pour se vendre/Mais pour se vendre à perte d’âme/Mais pour se vendre ».

Le poème a eu l’effet d’une bombe.

« Je crois qu’on n’avait pas informé Michelle Rossignol que les textes présentés lors de ce spectacle ne devaient pas faire référence directement au livre de Vallières, Nègres blancs d’Amérique, un ouvrage qui était interdit de circulation. On considérait que son texte était une incitation à la révolution armée. Or, mon texte fait totalement écho à ce livre. Et il m’apparaissait évident que le titre du livre de Vallières justifiait l’emploi de l’expression “speak white” ».

Un truc qui agace Michèle Lalonde est la paternité de cette expression qu’on lui attribue. « Ça ne vient pas de moi. Ça existait depuis des décennies. On l’utilisait dans les plantations américaines pour inciter les Noirs à s’exprimer dans la langue de leurs maîtres. Chez nous, même en 68, ça existait encore. Heureusement, cette expression a disparu avec l’apparition des lois qui protègent notre langue. »

Le spectacle Chansons et poèmes de la résistance a été repris quelques soirs dans d’autres villes (Sherbrooke, Hull, Québec et Trois-Rivières). C’est alors que Michèle Lalonde a récité son texte devant le public. « Michelle Rossignol n’a pas voulu poursuivre. Je ne sais pas si elle a eu peur du contenu ou elle s’est dit qu’il serait préférable que je lise mon poème, comme les autres poètes du spectacle le faisaient. »

Lors de la fameuse Nuit de la poésie qui a eu lieu au Gesù, le 27 mars 1970, Michèle Lalonde a présenté un texte inédit pour trois récitants, Panneau-réclame, en compagnie de Michelle Rossignol et Michel Garneau. Le réalisateur Jean-Claude Labrecque lui a demandé de reprendre exceptionnellement Speak White afin de graver sur pellicule ce poème qui était déjà en route vers la consécration. C’est ainsi que l’on peut voir aujourd’hui la jeune femme, cheveux blonds noués et chemisier bleu marine, livrer avec un incroyable aplomb ce texte-phare pour les souverainistes.

Une seconde mouture du spectacle Chansons et poèmes de la résistance a vu le jour dans la foulée des évènements d’octobre 70 avec d’autres artistes. André Brassard en a signé la mise en scène. Michèle Lalonde a écrit un texte spécialement pour l’occasion qui a été présenté par Michel Garneau et Michelle Rossignol.

Auteure de nombreux textes poétiques et dramaturgiques, Michèle Lalonde est surtout connue pour Speak White. Il a fait sa renommée, mais il lui a procuré aussi des malheurs. « Ce texte m’a valu plusieurs problèmes. Peu après sa création, j’en ai perdu le contrôle. On a fait des photocopies à partir d’un exemplaire. Durant les manifestions pour la francisation de l’Université McGill, en mars 69, ce texte a circulé. Les copies ont fini sur la chaussée, piétinées par les policiers de la GRC. Et moi, je n’existais plus. »

Michèle Lalonde vit aujourd’hui dans une résidence pour personnes âgées de Montréal-Nord. Elle lit les journaux et égrène ses journées paisiblement. « Je vis comme une personne âgée qui sait qu’elle va bientôt mourir », m’a-t-elle dit avant d’éclater de rire. Ces jours-ci, elle tente de se débarrasser des traces d’un désagréable zona. « Je suis honorée d’avoir ça parce que ce n’était pas une maladie de vieillard. Des jeunes de 20 ans ont ça. »

Dans la résidence où elle habite, personne ne sait qu’elle est auteure et qu’elle est la créatrice de Speak White. C’est dommage. Imaginez les soirées de poésie qu’on pourrait organiser dans le grand salon. Un monsieur pourrait réciter Le temps des vivants de Gilbert Langevin. Une dame pourrait se mettre au piano et chanter Bozo les culottes de Raymond Lévesque. Et Michèle Lalonde pourrait y aller de : « Speak white/Soyez à l’aise dans vos mots/Nous sommes un peuple rancunier ». Quelle soirée ça donnerait. Ça chaufferait. Ça swinguerait. Ça ferait changement des reprises des Belles histoires des pays d’en haut.

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