« Il avait l’air vraiment pauvre »

BRATTLEBORO, Vermont — C’était le vieil homme que tout le monde voulait aider.

Il y a son ancienne voisine, Ruth Marx qui, le voyant un jour marcher la tête nue dans une tempête de neige, a décidé de lui confectionner un bonnet en laine polaire. « Il m’a remerciée, mais il ne l’a jamais porté », dit-elle.

Il y a Ellen Smith, une connaissance qui l’a conduit à la bibliothèque locale, où il s’est mis à emprunter des rangées de polars.

Et il y a les inconnus. Comme cet homme qui, il y a quelques années, a réglé à son insu sa note dans un petit restaurant où il déjeunait seul.

« Il avait l’air si pauvre que des gens lui payaient un café, un repas. Il était émerveillé par la bonté et les petites attentions des gens. »

— Ellen Smith

Des gens qui auraient sans doute figé sur place s’ils avaient su que cet ancien pompiste au vieux manteau sale laisserait, à sa mort à 92 ans, en 2014, une fortune de près de 8 millions US (10 millions de dollars canadiens), dont le plus gros serait expressément légué à la bibliothèque et à l’hôpital locaux – de loin les dons uniques les plus importants reçus par chacun des deux établissements centenaires.

« Ç’a été foudroyant, dit Mme Smith. Personne n’a vu venir une telle chose. »

RAMASSER DES BRANCHES MORTES

Pour les gens qui l’ont connu, Ronald Read n’avait pas seulement l’air d’être pauvre : il incarnait l’idée même d’une vie frugale.

Quelques mois encore avant sa mort, ses voisins le voyaient conduire sa Toyota Yaris d’occasion dans les rues de Brattleboro, ville de 12 000 habitants du sud du Vermont où il a passé toute sa vie, afin d’y ramasser des branches mortes, qu’il brûlait dans le foyer de sa maison pour se chauffer.

« Ronald détestait dépenser de l’argent, surtout pour lui-même », explique Ellen Smith, qui l’a connu en 2007 alors qu’il venait déjeuner au café de l’hôpital où elle travaillait, qu’il avait choisi parce que c’était l’endroit le moins cher où déjeuner en ville.

Peu de gens le savaient, mais M. Read ne faisait pas que ramasser des branches mortes pour occuper son temps : pendant près de 50 ans, il a placé chaque sou épargné dans des investissements méticuleux et prudents à la Bourse.

À sa mort, en juin 2014, ses exécuteurs testamentaires ont trouvé une pile de certificats d’actions épaisse de plus de 10 cm dans un coffret de sûreté qu’il louait dans une banque. Ils en ont aussi trouvé dans deux autres banques locales.

M. Read possédait des actions d’au moins 95 entreprises, dont Procter & Gamble, American Express, Johnson & Johnson et la banque Wells Fargo, notamment. Il privilégiait les entreprises qui payaient des dividendes importants, qu’il recevait par la poste et réinvestissait aussitôt dans l’achat d’actions.

« Il gérait ses actifs de manière impeccable », a dit au Wall Street Journal Bridget Bokum, conseillère financière à la banque Wells Fargo, qui s’occupe de sa succession. Wells Fargo a décliné la récente demande d’entrevue de La Presse.

Après la surprise des millions, il y a eu celle des dons. Quelques mois après la mort de M. Read, Jerry Carbone, le directeur de la Brooks Memorial Library, a reçu une lettre l’informant que l’établissement était nommé dans son testament.

« C’était une belle surprise », dit M. Carbone en entrevue dans son petit bureau, situé au premier étage de la bibliothèque, au centre de Brattleboro.

En janvier de cette année, une seconde lettre l’a informé que le don était de 1,5 million de dollars. M. Carbone était sous le choc.

« Pour un petit établissement comme le nôtre, c’est phénoménal. M. Read était membre de la bibliothèque, mais personne ici ne le connaissait très bien. »

M. Read a aussi donné près de 6 millions au Brattleboro Memorial Hospital, où il a passé les derniers mois de sa vie, un don « transformateur », a fait savoir l’établissement, ouvert en 1904.

C’est après avoir discuté avec Ellen Smith, ex-responsable des collectes de fonds du Brattleboro Memorial Hospital, que M. Read a fait ses deux dons.

« Je savais qu’il avait des placements, mais pas qu’il avait des millions, explique-t-elle. Il voulait aider des établissements qui pourraient préserver ses placements. Il ne voulait pas le faire de son vivant, car cela aurait attiré l’attention sur lui. »

Ronald Read est né en 1921 à Dummerston, une municipalité rurale au nord de Brattleboro. Sa famille était très pauvre, explique Ruth Marx, une résidante de Dummerston qui a connu M. Read.

Mme Marx note que Ronald était le premier de sa famille à faire ses études secondaires. « L’école était à plus de 10 km de sa maison, une distance qu’il franchissait à pied, ou à bord d’un camion qui passait par là s’il était chanceux… »

Durant la Seconde Guerre mondiale, M. Read a été technicien pour l’armée en Italie. Après la guerre, il a travaillé comme pompiste à la petite station-service que possédait son frère à Brattleboro. En 1960, il s’est marié à une résidante locale, qui avait deux enfants. Sa femme est morte 10 ans plus tard. M. Read, qui n’a pas eu d’enfants, ne s’est jamais remarié.

Après des décennies de vie frugale, pourquoi Ronald Read n’a-t-il pas profité de sa fortune pour adoucir les dernières années de sa vie ?

C’est qu’à ses yeux, il était loin d’être riche, explique Ellen Smith.

« Je sais qu’il ne voulait pas toucher à ses placements. Ça peut paraître étrange, mais ils représentaient toute sa vie. Il ne voulait pas dépenser un cent pour ce qu’il jugeait être des frivolités. »

Quant à Ruth Marx, elle dit avoir été abasourdie comme tout le monde quand elle a appris que Ronald Read avait accumulé une fortune. Elle ne regrette pas son geste spontané quand elle a confectionné un bonnet de laine polaire pour le millionnaire qui se promenait tête nue dans une tempête de neige.

« Je donne des bonnets à tout le monde en ville, alors ça ne me dérange pas, dit-elle. Mais j’aurais aimé qu’il le porte. »

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