JACQUES GODBOUT/De l’avantage d’être né

De l’avantage d’être né au bon moment

Un acte de contrition : c’est ainsi que Jacques Godbout résume l’autobiographie qu’il lance cette semaine sous le titre De l’avantage d’être né avec en prime, sur la couverture, une photo attendrissante de lui, bambin de 2 ans, tenant une boule de quilles, donnée par le photographe de l’avenue du Mont-Royal, sans doute pour l’occuper « intellectuellement ».

Le dictionnaire et l’Église catholique définissent l’acte de contrition comme le regret d’avoir péché et offensé Dieu et l’engagement à réparer la faute.

Diantre, Monsieur Godbout, lui ai-je lancé, de quoi êtes-vous donc coupable ?

« Mais de tout ce que tu m’as reproché l’autre jour et dont tu as toi-même profité : un certain nombre de privilèges qui viennent avec nos métiers [intellectuels] tout en restant conscient que le plus grand privilège demeure celui d’être né et d’avoir vécu dans un pays tranquille à l’abri des guerres et des catastrophes. »

Deux jours plus tôt, à 10 h du matin, dans les premiers effluves euphorisants d’un été qui semblait enfin vouloir se concrétiser, j’avais traversé la rue et sonné à la porte de mon voisin d’en face : Jacques Godbout, 84 ans, né en 1933, élevé dans le quartier Côte-des-Neiges, fils de Mariette Daoust et de Fernand Godbout, un fonctionnaire du ministère de l’Agriculture dont l’oncle était un certain Adélard Godbout, brièvement premier ministre du Québec.

Hormis ces détails biographiques, mon illustre voisin est avant tout un intellectuel, libre penseur et créateur boulimique, auteur de plus de 25 livres, dont une dizaine de romans, et de 32 films, majoritairement des documentaires.

Or au même moment où je franchissais sa porte, les patrons de La Presse annonçaient la fin d’une époque pour le journal et le journalisme, ce qui était le sujet même de Derrière la toile, l’ultime documentaire de Godbout. Drôle de coïncidence, non ?

Pas vraiment, dans la mesure où Godbout, un intellectuel « en perpétuel dialogue avec l’actualité », comme le dit le communiqué, a toujours pressenti les tendances lourdes de la société avant qu’elles ne se manifestent. C’est à coup sûr un homme qui a passé sa vie à être à l’affût de la dernière idée ou idéologie, et à s’en saisir avant les autres.

Le produit d’une époque bénie

Je me suis assise face à lui à la petite table bistro dans la cuisine toute blanche d’une maison achetée il y a plus de 50 ans. La veille, j’avais terminé « l’inventaire de la vie publique de Jacques Godbout », comme il qualifie l’ouvrage lui-même, avec un mélange de fascination, d’envie et d’exaspération parce que malgré une certaine lucidité teintée d’ironie, son auteur semble satisfait de ce qu’il a accompli professionnellement, n’admettant que deux vrais échecs : le film YUL, son premier long métrage de fiction, et un roman d’espionnage qu’il n’a jamais publié.

Aurais-je espéré de sa part plus d’autocritique sur lui-même et sur cette génération dorée que fut la sienne et qui semble avoir laissé des miettes aux générations suivantes ? Peut-être. Chose certaine, naître est une chose, encore faut-il que ce soit au bon moment, deux mots qui manquent au titre de son livre. Car Jacques Godbout est avant tout le produit d’une époque bénie où tout était à faire et où les premiers arrivés comme lui – beaucoup moins nombreux que les boomers qui les suivraient – avaient les coudées franches pour inventer et bâtir ce qui leur chantait, sans égard pour la suite des choses.

Godbout ne s’en cache pas.

« C’est vrai, j’ai vécu une vie extraordinaire, une vie privilégiée. J’ai fait partie d’une élite. Je n’ai jamais travaillé dans la mesure où tout ce que j’ai fait, je voulais le faire. Tous les vieillards racontent qu’ils ont vécu les plus belles années, mais qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? J’ai connu les bords de Seine quand ils n’étaient pas des autoroutes et l’ONF quand il suffisait d’avoir une idée pour qu’on en fasse un film le lendemain. »

Contrairement aux créateurs qui ont aujourd’hui 30, 40 ou 50 ans et qui doivent prendre un numéro et se mettre en file pour faire un film ou publier, certains après avoir passé des années à essuyer refus sur refus, Jacques Godbout n’avait qu’à claquer des doigts pour s’exprimer sur ce qu’il voulait et créer dans le média de son choix.

C’est enrageant pour tous ceux qui en arrachent aujourd’hui, non ? « Sans doute pour ceux qui n’ont pas connu les années que j’ai connues. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai arrêté de faire des films. Moi, je ne veux pas prendre de numéro. Quand j’ai une idée en documentaire, je veux la faire tout de suite sans avoir à écrire toute l’histoire que je ne connais pas de toute façon. Tourner, pour moi, c’est aller à la chasse. Eux [les producteurs et les diffuseurs], ils veulent que je leur donne la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Ça ne m’intéresse pas. »

Enchaîner film après film, livre après livre, s’épivarder dans la fiction, l’essai, la chronique ou le texte polémique ne suffisait pas à Jacques Godbout.

Encore fallait-il qu’il fonde la revue Liberté avec ses amis, puis l’Union des écrivains, et, entre toutes ces activités, qu’il multiplie les séjours et les voyages à l’étranger généralement aux frais de la princesse ou des universités dans un tourbillon incessant de débats, d’échanges diplomatiques, de conférences et de mondanités. Il reconnaît avoir été un « as de la dispersion ».

« C’est une faiblesse, sûrement. Je suis un être inquiet et perpétuellement curieux. Mon père aimait dire qu’il y avait les chevaux à Blue Bonnets et les chevaux de labour dans le champ en train de préparer la terre. Moi, j’étais le cheval de Blue Bonnets. La dispersion, dans le fond, c’est une façon d’éviter la mort. Comme tu ne tiens pas en place, la mort ne sait jamais où te trouver. »

Politiquement, Godbout affirme qu’il n’a jamais été nationaliste, mais est demeuré souverainiste même s’il n’y croit plus.

« Un Québec souverain, ça aurait été une bonne idée, mais c’est trop tard. Dernièrement, j’ai imaginé un Québec indépendant tentant de négocier avec Trump. C’est impossible. »

Mon illustre voisin jure qu’il n’a aucun regret. Mais lorsque je lui demande de quoi il est le plus fier, il me répond : « Ce dont je suis le plus fier, c’est que mes deux enfants, mes quatre petits-enfants et mes deux arrière-petits-enfants sont heureux. »

Après 84 années sur terre et presque autant de productions audiovisuelles qu’imprimées, la simplicité de l’aveu en est touchante, à une nuance près : les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de Jacques Godbout ont peut-être l’avantage d’être nés comme lui, mais malheureusement pas au même beau et bon moment.

De l’avantage d’être né

Jacques Godbout

288 pages

Boréal

En librairie le 15 mai

Extrait : 

« J’ai rédigé De l’avantage d’être né en utilisant comme référence l’ordre de parution de mes livres et de mes films rassemblés sur une étagère de la bibliothèque dans ma salle de travail. Les mémoires ne sont jamais qu’à demi-sincères, disait Gide, mais les événements relatés dans ces pages montrent que Ghislaine et moi n’avons pas perdu notre temps sur terre. Un mariage, huit naissances. En comptant rejetons et conjoints, nous serons lors de la prochaine fête familiale seize complices à table, c’est l’avantage des octogénaires… Né en 1933 à Montréal, dans un pays tranquille à l’abri des guerres, des famines, des tremblements de terre, des volcans ou des révolutions, je n’ai connu ni drame ni tragédie et je confesse mes privilèges. »

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