Vous connaissez Les Sisters ? Cette bande dessinée française met en scène deux sœurs, Wendy et Marine. Elle fait partie des séries de bandes dessinées qui ont été les plus empruntées à l’Espace Jeunes de la Grande Bibliothèque, entre le 1er janvier et le 20 décembre 2017. Les Sisters occupent le 5e rang, derrière Garfield, Le Petit Prince, Les Schtroumpfs et Les Nombrils.
Quand on feuillette Les Sisters, on voit que la mère des héroïnes a de gros seins, une taille extra fine et des hanches généreuses mises en valeur par des jeans ajustés. Pareil pour un autre personnage féminin, une vendeuse de crème glacée rappelant Pamela Anderson aux belles années de Baywatch.
Autre série française populaire chez les enfants : Les P’tits Diables. C’est l’histoire de Nina, une fillette qui tente par tous les moyens de faire punir son frère Tom, décrit comme stupide. Les insultes fusent. Même entre leurs parents, ce n’est pas le respect qui règne. « Si un jour il y a les Jeux olympiques des grosses feignasses, votre père sera médaille d’or !!! », lance la mère à ses enfants dans le tome 24.
Un marché dynamique
La valeur des bandes dessinées vendues au Québec a dépassé 10,6 millions en 2016, contre à peine 7,8 millions trois ans plus tôt, selon le Bilan Gaspard du marché du livre. Ce sont surtout les albums qui ont la cote, avec 520 000 exemplaires vendus, contre 92 000 mangas, 24 000 comics et 9000 romans graphiques.
Près de
70 % des bandes dessinées vendues au Québec proviennent de l’étranger
Or, plusieurs albums pour enfants font la promotion de stéréotypes sexuels, de l’intimidation et de la violence, ce qu’ignorent bien des parents – et des enseignants qui laissent les enfants emprunter ces bédés dans les bibliothèques.
Fan de bande dessinée, Jean-Michel Berthiaume, doctorant en sémiologie à l’UQAM et coordonnateur du projet de recherche Pop en stock, est aussi père de deux enfants de 5 et 7 ans. « Je suis un peu tombé des nues quand j’ai commencé à voir mes enfants ramener à la maison Kid Paddle et Game Over », dit-il. Kid Paddle présente les aventures d’un garçon amateur de jeux vidéo et de films « gore ». L’éditeur Dupuis recommande cette série belge à un lectorat de 3 ans et plus (!).
Son dérivé Game Over met en scène une princesse et un barbare qui se font tuer de façon différente au bas de chaque page, comme on meurt à répétition dans un jeu vidéo. « Je ne pourrais pas identifier une bande dessinée québécoise qui aurait ces excès de violence », souligne M. Berthiaume.
Héroïne blonde et mince
Martine Delvaux, écrivaine, féministe et professeure au département d’études littéraires de l’UQAM, a une fille de 15 ans qui lisait des bandes dessinées quand elle était enfant. « À l’époque, je voyais bien que les stéréotypes sexistes étaient partout, indique-t-elle. Je me souviens d’une série sur le ballet, Studio danse, qui reconduisait non seulement les stéréotypes corporels (l’héroïne est blonde et très mince, la fille un peu moins mince est déconsidérée, etc.), mais aussi la rivalité féminine, l’objet d’amour masculin, l’histoire d’amour hétéro, etc. » La série française Studio danse a toujours la cote : le plus récent tome figurait au 15e rang du palmarès bédés de Renaud-Bray, en date du 21 décembre.
« C’est drôle, mais comme ces bandes dessinées proviennent de la France, on est peut-être moins méfiants. On est beaucoup plus habitués à dénoncer les objets culturels américains, à accuser les États-Unis de corrompre notre jeunesse et de nous livrer des objets sans substance qui font l’exploitation de la sexualité et de la violence. »
— Jean-Michel Berthiaume, doctorant en sémiologie à l’UQAM et coordonnateur du projet de recherche Pop en stock
Or, les comics américains auxquels fait référence M. Berthiaume ne sont plus tellement lus dans les cours d’école, faute de traductions en français.
Au Québec ?
Des bandes dessinées québécoises sont, elles aussi, stéréotypées. Juliette à New York, publiée chez Hurtubise, montre une adolescente qui adore magasiner. « Wow ! Regarde la veste de cette fille ! C’est la même que porte Beyoncé dans le Teen Vogue de ce mois-ci », lance par exemple Juliette à sa mère. D’abord héroïne de romans sympathiques, Juliette paraît plus âgée dans la bande dessinée, avec de grosses lèvres et des cils de star. Une impression que ne partage pas Rose-Line Brasset, auteure de la série Juliette. « Concernant la BD, vos commentaires m’étonnent, indique-t-elle. Non, elle ne me semble pas “plus âgée”, etc. »
Le cas du plus grand succès québécois sur la scène internationale, Les Nombrils, est plus complexe. « Il y a un double discours dans Les Nombrils », note M. Berthiaume. Les auteurs se moquent ouvertement des deux bimbos de la série, Vicky et Jenny. « Vous allez à une convention de Barbie, toutes les deux ? », demande un personnage aux deux filles. Reste à savoir si les petits saisissent l’ironie.
« Ce que ça confirme, c’est qu’il faut être vigilant quand on propose ces bédés à nos enfants, estime Mme Delvaux. Il faut prendre le temps, si on les leur donne en lecture, de déconstruire ces stéréotypes. Ce n’est pas parce que les enfants sont petits que ces dessins n’ont aucun impact. Les bédés, comme tout le reste, construisent l’imaginaire des enfants, installent des images toutes faites. Il faut minimalement, il me semble, les déconstruire sans pour autant empêcher l’enfant d’y prendre plaisir. »