Analyse

L’Ontario rugit

Stephen Harper n’avait pas encore rendu visite au gouverneur général David Johnston, dimanche, qu’il devait déjà affronter les tirs nourris d’un adversaire de taille et inattendu : la première ministre de l’Ontario Kathleen Wynne.

Dès samedi, 24 heures avant le déclenchement officiel des hostilités, Mme Wynne a enfilé les gants de boxe, d’abord pour dénoncer la décision de Stephen Harper d’imposer une longue et coûteuse campagne électorale aux Canadiens et ensuite pour exhorter les électeurs à mettre fin au régime conservateur à Ottawa.

Elle a affirmé qu’une campagne de 11 semaines – qui pourrait coûter 500 millions de dollars aux contribuables, soit environ 125 millions de plus que si la campagne avait duré 37 jours – serait irresponsable et constituerait un gaspillage de fonds publics.

« Je le dis depuis quelque temps et je continue de croire que nous avons vraiment besoin d’un changement. Nous avons besoin d’une nouvelle approche de la part d’un nouveau premier ministre. Nous avons besoin d’un gouvernement fédéral qui va travailler avec les provinces et non contre elles », a-t-elle affirmé dans une entrevue à La Presse Canadienne.

Elle a qualifié le gouvernement Harper de « mesquin » et l’a accusé d’être « irrespectueux » à l’égard des provinces.

Pour être certaine que son message soit bien compris, Mme Wynne a aussi donné une entrevue au quotidien The Globe and Mail quelques heures plus tard.

Elle a promis de tout faire en son pouvoir pour défaire les conservateurs de Stephen Harper et faire de Justin Trudeau le prochain locataire du 24, Sussex. « Nous avons besoin d’un nouveau premier ministre. Ce n’est un secret pour personne que je vais travailler pour Justin. »

SANS PRÉCÉDENT

Ce genre de sortie de la part d’un premier ministre d’une province est sans précédent dans les annales politiques. Certes, certains premiers ministres provinciaux ne se sont pas gênés dans le passé pour mettre leur grain de sel dans une campagne fédérale.

Mais jamais un leader d’une province n’avait jugé bon de sauter dans la mêlée avant même le déclenchement des élections.

Dans les années 90, l’ancien premier ministre conservateur de l’Ontario Mike Harris avait ouvertement exprimé le souhait de voir un gouvernement de droite s’installer au pouvoir à Ottawa, alors que les libéraux de Jean Chrétien étaient aux commandes. Mais il n’avait pas osé s’immiscer aussi férocement dans une campagne que l’a fait Mme Wynne.

Plus récemment, en 2008, le premier ministre conservateur Danny Williams, de Terre-Neuve, s’était placé au cœur d’un mouvement pour faire échec aux troupes de Stephen Harper, Anybody But Conservatives, à la suite d’un différent sur les paiements de transfert.

Un tour d’horizon de toutes les provinces laisse entrevoir qu’elle pourrait être la seule à se mouiller de la sorte.

Il faut dire que les relations entre Ottawa et Toronto sont loin d’être cordiales depuis plusieurs mois. Les conservateurs de Stephen Harper ne se sont eux-mêmes pas gênés dans le passé pour faire la leçon au gouvernement libéral au pouvoir à Queen’s Park, notamment sur la gestion des finances publiques, durant les dernières élections provinciales.

Plus récemment, le gouvernement Harper a rejeté sans appel la demande de l’Ontario de bonifier le régime de pension public au pays, affirmant que les entreprises et les travailleurs ne pouvaient se permettre une hausse de leurs cotisations alors que l’économie demeure fragile.

Le gouvernement Wynne a finalement fait cavalier seul en instaurant le régime de retraite de l’Ontario dans son dernier budget – une décision dénoncée à Ottawa. Et le ministre fédéral des Finances Joe Oliver a décidé de mettre des bâtons dans les roues du gouvernement Wynne en refusant que l’Agence du revenu du Canada s’occupe de prélever les cotisations supplémentaires dans la province pour faciliter la mise sur pied du régime de retraite de l’Ontario.

D’autres enjeux ont aussi mis le feu aux poudres : le gouvernement Harper a décidé de financer des projets d’infrastructures en Ontario, à quelques semaines du déclenchement des élections, qui n’apparaissaient pas sur la liste prioritaire de Queen’s Park. Ottawa a aussi fait la sourde oreille à la demande de Mme Wynne de partager les coûts importants liés à la construction des routes et des infrastructures pour le projet de développement du Cercle de feu, dans le nord de l’Ontario.

En outre, M. Harper a mis près d’un an avant de rencontrer Mme Wynne après son arrivée à la tête du gouvernement de l’Ontario.

LA MÈRE DE TOUTES LES BATAILLES

Dans les rangs conservateurs, on estime que cette sortie de Mme Wynne risque de nuire davantage aux libéraux de Justin Trudeau qu’aux conservateurs. « Mme Wynne veut juste que Justin Trudeau soit élu parce qu’il est un leader faible et qu’elle pourra mieux le manipuler pour faire avancer ses mauvaises politiques », a-t-on soutenu.

Chez les libéraux, on affirme au contraire que la sortie de Mme Wynne donne clairement le signal aux troupes libérales en Ontario que la campagne électorale qui commence est la mère de toutes les batailles.

« La machine libérale en Ontario est la même au provincial qu’au fédéral. Et la machine libérale est très forte en Ontario. Kathleen Wynne a réussi à gagner les dernières élections malgré les prédictions qu’elle se ferait battre. Chose certaine, elle ne s’est pas enfargée dans les fleurs du tapis pour faire connaître le fond de sa pensée », a indiqué un stratège libéral.

À l’instar des autres chefs, Stephen Harper passera beaucoup de temps en Ontario durant la campagne. L’Ontario détient plus du tiers des sièges à la Chambre des communes (121 sur 338). Mais M. Harper sera le seul à devoir affronter un adversaire de plus dans cette importante province.

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