Chronique

Assoisez-vous ici

Je boycotte les commerces de certains immigrants. Rien à voir avec la couleur de leur peau, leur pays d’origine ou leur langue, mais tout à voir avec la mienne. D’ailleurs, j’évite aussi de faire affaire avec les gens d’ici qui m’accueillent en anglais. Je suis intransigeant avec ceux-là. Pour les nouveaux arrivants, je suis plus clément, je leur laisse quelques chances.

Depuis près de deux ans, une famille de néo-Canadiens exploite un des rares dépanneurs de Sherbrooke ayant survécu à l’hégémonie de Couche-Tard. Toute résistance à ce géant coté en Bourse qui nous gave de hot-dogs et de sloche m’enthousiasme, mais… « Je voudrais deux cartes d’appel, s’il vous plaît. » La sympathique caissière hoche la tête. « Two ? This one ? » J’opine avec résignation. « Oui, deux cartes, merci. » 

Désolé que ces précieux entrepreneurs ne daignent pas se donner la peine d’apprendre les rudiments de ma langue après tout ce temps, j’empoche les cartes et pars, dépité. « Bonne soirée ! » « OK, good bye ! »

Quelques jours plus tard, je me retrouve sur le boulevard Saint-Laurent, au bras de ma blonde réunionnaise, dans un restaurant de sushis japonais tenu par des Philippins. Un luxuriant sabir règne entre les employés et j’appréhende d’être servi dans la langue des maîtres historiques de ma Belle Province. Surprise, bonheur et tressaillements : la caissière massacre le français avec moult efforts. « Bonjour, vous pouvoir vous assoisez ici. » Merveilleux !

Le Conseil supérieur de la langue française confirme que « la capacité de communiquer en français est le premier facteur d’intégration à la société québécoise ». D’accord, mais défi complexe pour les principaux intéressés, puisque « même s’ils reçoivent une allocation, il n’est pas rare que des immigrants qui suivent le programme de francisation soient obligés de travailler en même temps ». Et on se désole d’apprendre dans le rapport du Vérificateur général du Québec sur la francisation des personnes immigrantes datant de novembre 2017 que « la vaste majorité des participants aux cours de français du Ministère n’ont pas atteint le seuil d’autonomie langagière, lequel facilite l’accès au marché du travail et permet d’entreprendre des études postsecondaires ». Je me demande si cette catastrophe interpelle la « vaste majorité » des fonctionnaires dudit Ministère.

Je me préoccupe d’immigration et de francisation, autant que je me désole de leur instrumentalisation par les gouvernements et les groupes d’extrême connerie. Nous sommes loin de l’invasion redoutée par certains. Nous affrontons des besoins de main-d’œuvre et de revitalisation que les immigrants pourraient combler. Beau paradoxe pour notre nouveau premier ministre qui souffle le chaud et le froid sur la question. Il semble avoir trouvé une parade avec le « test » des valeurs, une « charte » allégée pour rassurer les paniqués du débarquement.

Je ne suis pas un adepte du multiculturalisme désincarné à la sauce fédéraliste, mais je suis pour la rencontre des cultures. La nôtre se découvre d’abord par la langue, cette exception francophone dans un océan anglophone et anglophile. Une exception distincte, un français différent de ceux parlés au Mali ou en France, avec ses québécismes, ses propres néologismes, ses mots orphelins toujours en usage ici, avec ses emprunts aux langues amérindiennes et à l’inuktitut. 

Pour certains, notre français est une langue de vaincus, mais tant qu’on la parle, qu’on la défend, on mène une noble bataille.

Plusieurs y ont consacré leur vie. De l’éternel « traduidu » qui horripilait Gaston Miron aux centaines de modifications à la loi 101 en passant par la désinvolture du gouvernement fédéral, notre principale unicité demeure menacée.

Je ne suis qu’un écrivain, un chroniqueur dont la voix se perd dans le flot continu des opinions. Je n’ai pas les moyens de forcer l’État à la cohérence, de mobiliser l’énergie et l’argent nécessaires aux programmes de francisation en milieu de travail, aux campagnes de valorisation de la langue en milieu scolaire, à l’accompagnement des immigrants dans une réelle démarche d’intégration. Tout ce que je peux faire, c’est encourager ceux et celles qui font cet effort admirable de respecter la loi et la langue de leur terre d’accueil, tout en travaillant, en élevant leurs enfants, hantés par les deuils du déracinement. Je fais des détours pour fréquenter leurs commerces et leur piquer de longues jasettes.

Votre « Assoisez-vous » est tellement plus sympathique et respectueux que leur « Bonjour-hi » générique. N’ayez aucune gêne à baragouiner le français. C’est une langue magnifique, même quand elle hésite, même quand elle se trompe. Peut-être plus belle encore quand elle se déploie et s’enfarge ainsi, dans les erreurs déjà pardonnées de celui qui cherche à l’embrasser, de celle qui s’emploie à l’apprendre. D’ailleurs, si vous désirez pratiquer l’accent québécois, je me ferai un devoir de venir m’assoiser avec vous.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.