Opinion Signes religieux

À la recherche du consensus perdu

Le Québec rêve de consensus. C’est bien normal pour une société minoritaire pour qui il est important de parler d’une seule voix. On comprend donc que les Québécois recherchent un consensus sur les rapports entre la majorité et ses minorités, une question qui revient sur le tapis pour une énième fois, cette fois-ci avec l’intérêt de la mairesse de Montréal, Valérie Plante, pour l’idée qu’un membre des forces policières de la métropole puisse porter un turban ou un hijab. 

Mais en fait, les consensus sont très rares au Québec, du moins pour les choses importantes. Les Québécois ont été profondément divisés lors des deux référendums sur l’avenir de leur nation. Ils le sont aussi dans le choix de leurs gouvernements. Pourraient-ils donc dégager un consensus sur un enjeu aussi complexe que les liens entre l’identité et l’immigration, une question si déchirante qu’aucune société avancée n’a réussi à la résoudre ? Je ne crois pas que cela soit possible. J’irais plus loin, je ne crois pas que cela soit souhaitable.

D’abord, pour une raison bien simple. Il n’y a jamais vraiment eu de consensus sur la question. Ce que l’on a qualifié de consensus, c’est une des recommandations du rapport de la commission Bouchard-Taylor, au printemps 2008 : l’interdiction du port des signes religieux visibles (hijab, kippa, turban) pour les représentants de l’État en situation d’autorité (juges, policiers, gardiens de prison).

Il s’agissait en fait d’un compromis élaboré par les deux commissaires pour trouver un terrain d’entente entre les partisans de la tolérance à l’égard des minorités religieuses et ceux qui s’inquiétaient de la montée de leurs exigences.

Il s’inscrivait dans un contexte très précis, la crise des accommodements raisonnables, qui avait pris des proportions inquiétantes. D’ailleurs, si le gouvernement de l’époque, celui de Jean Charest, avait adopté les recommandations du rapport, on aurait évité bien des problèmes. Mais ce ne fut pas le cas. Aucun des trois principaux partis n’a épousé les thèses de la commission – les péquistes se sont déchaînés contre son rapport, les caquistes trouvaient qu’il n’allait pas assez loin, tandis que les libéraux ne voulaient pas aller sur le terrain des interdictions. On doit enfin noter que le compromis était si fragile qu’un de ses deux artisans, Charles Taylor, s’en est ensuite dissocié.

Il est vrai que, depuis, le PQ et la CAQ, après d’importants méandres, ont mis de l’eau dans leur vin et se rallient maintenant à cette recommandation controversée. Est-ce à dire que, 10 ans plus tard, on se rapproche de ce fameux consensus ? Pas vraiment. D’abord, parce que ces deux partis se rallient à une mesure – l’interdiction des signes religieux pour les gens en autorité – sans adhérer aux grands principes moraux et philosophiques qui la sous-tendaient, une grande ouverture au principe même des accommodements. Mais surtout, parce que la dynamique est radicalement différente. Pour la commission, cette proposition était un point d’arrivée, une façon de désamorcer une crise. Pour ces deux partis, qui ont instrumentalisé les inquiétudes identitaires, c’est plutôt un point de départ. Ni la CAQ ni le PQ n’ont l’intention d’utiliser ce consensus pour tourner la page et clore ce dossier – ce sera au contraire un thème électoral. Déjà, cette semaine, le chef péquiste Jean-François Lisée s’éloignait de ce compromis en promettant d’étendre l’interdiction aux enseignants du primaire et du secondaire.

Il est vrai que l’interdiction proposée par Bouchard-Taylor, à laquelle le gouvernement Couillard s’oppose, recueille de forts appuis dans la société. Il est vrai aussi que ceux qui nous gouvernent doivent rassembler plutôt que diviser.

Mais la recherche du consensus n’est pas toujours la voie la plus sage, notamment quand il s’agit des rapports avec les minorités, où le consensus s’apparente davantage à la loi de la majorité.

Dans ce cas, le rôle de l’État n’est pas toujours de se plier au désir majoritaire, mais aussi de s’ériger en protecteur des minorités. D’autant plus que l’appui à l’interdiction du port de signes religieux ne repose pas sur un consensus, mais plutôt sur une alliance entre tendances prônant des valeurs très différentes : un courant attaché à la laïcité dans la sphère étatique, un courant opposé au port du voile, symbole de l’oppression des femmes, et un courant préoccupé par la montée de l’immigration et la présence de signes religieux étrangers.

Cette alliance est d’autant plus fragile qu’elle masque une autre ligne de fracture, dont il faut se préoccuper. À Montréal, le consensus politique va dans l’autre sens : Denis Coderre opposé aux mesures de la loi 62 interdisant d’offrir des services à une femme voilée, Valérie Plante ouverte au turban ou au hijab dans la police, avec l’appui de l’opposition. Ce qu’on appelle le consensus québécois consisterait, d’une certaine façon, à imposer la vision du Québec non métropolitain à la seule portion du Québec véritablement confrontée à la problématique des accommodements religieux. Cette fracture devrait envoyer des signaux lumineux.

Il est tout à fait exact, comme l’écrivait samedi François Cardinal en éditorial, que le dossier n’est pas clos, contrairement à ce qu’avait affirmé le premier ministre Couillard. Mais on peut se demander s’il sera clos un jour. Je ne crois pas qu’une mesure comme l’interdiction du port de signes religieux pour les gens en poste d’autorité, qui porte en outre sur des situations assez hypothétiques, puisse régler grand-chose.

L’inquiétude identitaire est très présente, d’autant plus qu’elle est alimentée par deux partis politiques et par certains médias. Bouchez un trou quelque part, et elle s’exprimera ailleurs d’une autre façon.

Qui aurait cru, il y a deux semaines, que le débat sur le turban sikh referait surface ? Cette semaine, c’est le fait qu’une candidate de Québec solidaire porte le hijab qui a reparti la machine, tout comme la chasse aux voiles dans les écoles de M. Lisée.

Est-ce sans issue ? Non. Car si on ne peut pas clore le débat, on peut encadrer les enjeux, rassurer les citoyens. D’abord, en s’attaquant aux questions de fond plutôt qu’aux détails symboliques – les seuils d’immigration, les politiques d’intégration, nos rapports à l’islam. Ensuite, en gérant les problèmes quand ils surviennent, ce qui exige des balises, mais surtout du leadership. C’est ce leadership qui a manqué dans ce mandat du gouvernement Couillard qui, à force de vouloir balayer ces questions sur le tapis, n’a pas assuré la présence, la cohérence, l’autorité morale qui auraient été nécessaires.

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