Opinion Leçon de vie

Le monde est cependant beau

Comment leur dire que le monde est cependant beau ? Comment les protéger des violences, en les informant que la violence existe ? À quel âge leur annoncer que tout a une fin, alors qu’ils n’en sont qu’à la plénitude des commencements ?

Cécilia, 9 ans, avait un lapin. Vanille a été dévorée dans la nuit du samedi 30 septembre 2017.

Depuis qu’elle avait appris que le plat pays cuisinait ses rongeurs à la bière, la petite se méfiait secrètement d’une voisine belge. Mais l’enquête révélerait une autre piste : Vanille avait été victime d’un vrai carnage, pas d’une boucherie. Quelque chose de sauvage s’était introduite dans son clapier. Une cérémonie privée aurait lieu dans les heures suivant l’agression.

Ses parents ont évité de montrer les restes à la petite. Ils lui ont annoncé que la lapine avait été attaquée par un prédateur naturel. Qu’elle s’était beaucoup battue, d’autant que la guerrière n’était pas « du genre à se laisser faire ».

Que, dans l’horreur, Vanille avait agi en héroïne.

Le cadavre ficelé dans une toile de jute, « son petit rôti », c’est la petite qui l’a mis en terre. En le déposant affectueusement, Cécilia a senti sa force, en quelque sorte un dernier cadeau de l’animal pour forger l’estime de soi de sa jeune maîtresse.

Une leçon de vie n’est pas exempte d’une notion de mort.

Dès leurs 5-6 ans, les enfants assimilent l’idée de la mort, certains avec plus d’inquiétudes que d’autres. Les enfants comprennent que l’on meurt uniquement quand on a fini de vivre, ce qui a le mérite de les rassurer puisqu’ils sont encore en vie.

Un animal ne peut pas faire cela. Sur l’autoroute, un raton laveur sauvé in extremis perçoit le raton mort écrasé à ses côtés, sans pouvoir concevoir la mort dans sa finalité.

Le botaniste Théodore Monod disait de l’homme qu’il était le seul animal qui savait éclairer sa tanière. Avec les enfants du primaire, on doit donc « parler vrai » de la mort. Les émotions s’inscrivant dans des neurones préverbaux, le dialogue seul est insuffisant. Les petits aiment jouer, faut-il le rappeler ? Alors, on les fait dessiner. On se refait un roi Lion, debout, sur un fauteuil, on brandit une peluche vers la savane.

Les détails cruels ou dégradants au nom d’une soi-disant ouverture d’esprit n’apportent rien au récit, c’est l’ouverture des adultes protecteurs qui compte. 

La fin d’un lapin est gérable, mais celle d’un grand-parent ou d’un accidenté de la route l’est déjà moins. La tête de la jeune fille assassinée à la gare de Marseille et de l’autre démembrée dans un sous-marin danois sont certainement des répétitions trop intrusives. Les exposer jeunes aux bulletins de nouvelles ou à Facebook, c’est de la cruauté, pire, de la cruauté ordinaire.

J’Y ÉTAIS

La nuit du dimanche suivant les funérailles, Cécilia n’arrive pas à dormir. J’ai son papa au téléphone, la mort la travaille.

Moi, c’est mon avion qui n’arrive pas à décoller, et pour cause : après un séjour en Utah, je m’envole de Vegas. Je n’en sais rien encore, mais la ville « qui ne dort jamais » est à se transformer en linceul. Ici, c’est la mort qui travaille.

Mon avion de nuit est paralysé au sol, la police ayant décrété l’arrêt temporaire de toute liaison aérienne. Sur les cellulaires des passagers fusent des vidéos et des infos où se confondent cris de mort, pétarades, sirènes et images chaotiques du Mandalay Bay. Pour peu, on se croirait au Centre Phi, sauf que du hublot, j’aperçois justement l’hôtel-casino… coiffé d’hélicoptères.

De triste mémoire, j’étais aussi à Paris le soir du massacre au Bataclan, chanceux de pouvoir partir plus tard dès le lendemain après la réouverture des frontières. Je trouve pourtant douteux ceux qui se montrent en photo devant l’hôtel West End de Nice ou sur La Rambla de Barcelone avec la mention : « j’y étais ». J’en suis confronté à mes propres hasards, et à souhaiter une bonne tempête de neige comme explication à mon prochain délai aéroportuaire.

« Comment les personnes deviennent-elles folles ? », commente Lény sur un site européen destiné à vulgariser les actes terroristes aux écoliers.

En laissant pleurer un bébé, en abusant d’un enfant, en oubliant un adolescent, nous contribuons à la construction de cerveaux inflexibles et désespérément incapables d’ajuster leurs construits détraqués à ceux d’un monde cependant beau. Devenus terroristes au nom d’un dieu, d’une race, d’une identité meurtrière, de l’extrême gauche ou droite, des inégalités économiques, d’une sous-culture des armes ou d’une échappée à la maladie mentale, tous triomphent et échouent en prenant ultimement un contrôle funeste sur l’autre.

« Les méchants, c’est des grosses patates molles. »

J’Y SERAI

Parlant de la mort, Cécilia, il faut aussi te dire que nos morts nous aident souvent, tu peux les interpeller n’importe quand.

L’hôpital où tu es née est porté depuis plus de 110 ans par tous ceux qui y ont investi leurs talents et leurs vies. Aujourd’hui jeudi, le 12 octobre, ces morts et moi, avec des collègues encore bien vivants, nous lançons un grand cri de ralliement pour nous porter à la défense de ce qui était jusqu’à maintenant la plus grande institution pédiatrique d’Amérique du Nord. Car Sainte-Justine est menacé d’aller servir les grands au nom d’intérêts politiques et économiques inconcevables.

Il y a de ces jours sombres, petite, où il faut réapprendre à se grouiller, pour rappeler à tout un chacun qu’avec des idéaux, le monde est cependant beau.

— Tu fais du terrorisme, mononcle ?

— Non, de la résistance, pour les enfants.

— Il y a un prédateur ?

— Oui, et ce n’est pas un animal.

— Il a un maître ?

(…) Je n’ai pas su quoi lui répondre.

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